Si écrivain méconnu il y a, c’est bien Pierre Biniakounou. Et pourtant il a frayé la chronique dans les années 1970 avec son roman, ‘’Chômeur à Brazzaville’’. Publié en 1977, le livre fut aussitôt banni par le tout-puissant comité de censure du Parti Congolais du Travail (PCT), alors parti unique. L’auteur, harcelé, menacé plusieurs fois d’arrestation et craignant pour sa vie se mura alors dans un silence total. Ce qui devait arriver arriva, l’auteur et l’œuvre disparurent complètement du paysage littéraire congolais. Le créateur en lui, avait été assassiné intellectuellement.

J’ai lu le livre dans les années 1980. Je l’avais trouvé par hasard dans une de ces librairies «par terre» qui foisonnaient alors autour du marché Total. Depuis, retrouver cet écrivain devint une obsession pour moi. Je ne savais rien de lui, ne savais pas s’il se trouvait au Congo ou même s’il était encore vivant.

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La couverture de l’ouvrage

Finalement, ma persévérance a été récompensée. Après de multiples fausses pistes, d’informations contradictoires et fantaisistes sur le personnage, je me suis enfin retrouvé face à cet auteur mythique, aujourd’hui âgé de 80 ans, que je n’ai eu cesse de traquer depuis un demi-siècle.

*Emmanuel Dongala: Bonjour Pierre Biniakounou. Je suis très heureux de vous rencontrer enfin, depuis près d’un demi-siècle que je vous cherche. Je vais aller droit au but: parlons de votre saga concernant votre roman Chômeur à Brazzaville.
**Pierre Biniakounou: Chômeur à Brazzaville, j’ai failli perdre ma vie pour ce petit livre de 78 pages.

*E.D: Pouvez-vous me dire pourquoi ce livre a tant dérangé les hommes au pouvoir ?
**P.B: Il y eu deux ou trois coïncidences dans ce livre. Par exemple, je parlais des congolais chassés de Kinshasa. Or, lorsque le livre arrive à Brazzaville, au mois de novembre je crois, le Président Yhombi chassait les Ouest-Africains. J’étais en danger, j’ai même regretté d’avoir écrit le livre. Pendant ce temps, l’éditeur des Nouvelles Editions Africaines (NEA) vendait le livre à Paris à 35.000 FCFA. Je n’ai rien reçu comme royalties, mais je pense qu’il croyait que j’étais mort. Quand je m’en suis aperçu, j’ai porté plainte, mais cela n’a rien donné.

*E.D: Que raconte Chômeur à Brazzaville?
** P.B: C’est l’histoire de Guillaume Mapouata qui était mon beau-frère, un des réfugiés de Kinshasa. Il avait été renvoyé du boulot qu’il avait trouvé en revenant de Kinshasa. Il perd son boulot, il perd sa maison, c’était vraiment très difficile pour lui. Alors il venait tout le temps m’embêter, «j’ai faim, nous avons faim…». C’était très difficile pour moi. Parfois c’était sa femme qui venait demander de l’aide ou bien ses neveux. Je notais tout cela. C’est cela qui m’a poussé à écrire
Chômeur à Brazzaville.

*E.D: Comment s’est passée la censure ?
**PB: D’abord je remercie beaucoup le ministre Théophile Obenga. Il avait acheté le livre à Paris et était contre la censure. En face de lui, il y avait un certain JeanPierre Gombé, ministre de la jeunesse je crois, qui prônait la censure. Personne ne me connaissait et tout le monde se demandait, Biniakounou c’est qui? Vraiment j’avais peur. Certains compatriotes venaient me voir pour me dire «Djoka kwaku». Mais je vais fuir pour aller où?

*E.D: Pour comprendre votre situation, il faudrait rappeler qu’à l’époque, le pays était dirigé par le Comité Militaire du Parti (CMP) suite à l’assassinat du Président Marien Ngouabi et il régnait un climat de terreur sur le pays.
**PB: Oui en effet. J’étais en danger. Le premier «Jour du livre congolais» (une manifestation de promotion du livre congolais) se tenait au cinéma «Le Paris», un cinéma vers là où se trouvait la boulangerie «Léon». Il y avait une exposition de livres et le public était venu nombreux. Le Président Yhombi était déjà dans la salle, mais je ne le savais pas. Lorsque je suis arrivé, quelqu’un a dit «Voilà l’auteur de «Chômeur à Brazzaville». Les militaires m’ont saisi et ont voulu me tabasser. Encore une fois, c’est Obenga qui m’a sauvé. Il est allé voir le Président qui a donné l’ordre aux militaires de ne pas me malmener. J’en ai alors profité pour m’éclipser discrètement.

*E.D: Mais qu’est-ce que les censeurs du pouvoir reprochaient exactement à ce livre?
**PB: C’est d’abord le titre. Lorsque le CMP arrive, il y avait un gros problème de chômage qu’il ne parvenait pas à juguler. Ensuite dans le livre, parlant des ressortissants du Congo-Brazzaville chassés par le gouvernement de Tshombé, j’avais écrit «voilà des Noirs qui chassent des Noirs». Or, quelque temps après, notre gouvernement faisait la même chose, en chassant les Ouest Africains. Évidemment la censure pris cela comme une critique contre le pouvoir.

*E.D: C’est incroyable comment un petit livre de 78 pages peut faire si peur au pouvoir. En fait c’est là, la puissance de la littérature.
**P.B: Malgré la censure le livre a été mis en scène par le Théâtre National.

*E.D: C’est bizarre quand même pour un livre censuré…!
**PB: C’est le ministre Obenga qui a vraiment défendu le livre. Il leur disait tout le temps qu’il ne voyait rien de mauvais dans ce livre. Cependant, lorsque le président Mobutu est venu à Brazzaville, la censure a quand même exigé que certains passages soient coupés lors de la représentation.
Ce qui m’a sauvé était la présence d’Obenga et d’Henri Lopes. Ce dernier est venu me voir à l’hôtel Méridien où j’effectuais un stage. Il m’a dit qu’il y avait de vives discussions sur le livre à la Présidence. Il avait expliqué au Président Yhombi que ce livre avait été écrit bien avant son arrivée au pouvoir et ainsi n’était pas dirigé contre lui. Il m’a cependant conseillé de ne pas recommencer ce genre de choses, car cela pourrait me causer de gros ennuis.
Mais le terme Chômeur à Brazzaville était devenu une expression consacrée pour se moquer des gens qu’on percevait comme des oisifs et des paresseux.

*E.D: A l’époque il y avait très peu de livres congolais. Est-ce qu’un livre ou un auteur vous a inspiré?
**P.B: Non. J’ai écrit spontanément cette histoire de mon beau-frère. Je ne savais même pas que les Nouvelles Editions Africaines allaient l’accepter. Mais des gens importants m’ont contacté, comme le directeur de l’OMS à Brazzaville, M. Quénum qui ne savait pas où trouver le livre. Je lui ai envoyé un exemplaire. Et puis, quand Sembène Ousmane est passé à Brazzaville, il est venu me voir à l’hôtel Méridien où je travaillais, et m’a fait part de son intention de faire un film sur le livre, un peu comme «Le mandat». Il me dit que ça coûterait dans les 50 millions de francs CFA. Finalement le film ne s’est pas réalisé. Mais en fait, les gens du gouvernement avaient fait comprendre de façon ferme à Sembène, que c’était au Congo d’en faire un film et pas un étranger.

*E.D: Après «Chômeur à Brazzaville », avez-vous continué à écrire?
**P.B: J’ai un manuscrit ici d’une centaine de pages, en deux tomes, qui s’intitule «Pandémonium».

*E.D: Et qu’est-ce que vous en avez fait ?
**P.B: Je l’ai envoyé à un éditeur, il y a deux semaines à peine, et j’attends.

*E.D: J’espère qu’il sera publié rapidement. J’espère aussi qu’après cette interview que nous avons l’intention de publier, Chômeur à Brazzaville sera réhabilité et que Pierre Biniakounou sera désormais reconnu comme un des pionniers de la littérature congolaise.

Propos recueillis le 9 mars 2024 à Brazzaville, par
Emmanuel Dongala.