Auteur de plusieurs ouvrages parmi lesquels ”Du venin dans l’encrier” et ”La guerre civile du Congo-Brazzaville (1993-2002)”, Patrice Yengo a publié en mai 2022 aux Presses de l’Université de Pau et des Pays de l’Adour, ”L’ordre de la transgression, la souveraineté à l’épreuve du temps global”. Profitant de son séjour à Brazzaville, nous lui avons demandé de s’exprimer à propos de son livre.

*L’ordre de la transgression … c’est un titre en forme d’oxymore ?
**Il s’agit bien de cela. Ce titre éclaire l’idée de la souveraineté du pouvoir reconnue à l’État, qui a été déterminante dans le débat de la science politique allemande dans la période de l’entre-deux guerres, avec Carl Schmitt notamment. Selon ce philosophe-juriste allemand, est «souverain celui qui peut suspendre la Loi et décréter l’état d’exception». Pour prolonger le débat, nous nous plaçons, dans le sillage de Walter Benjamin, à partir de sa thèse selon laquelle nous vivons dans un état d’exception permanent, qui nous a permis de comprendre non seulement que le néolibéralisme est un état d’exception permanent, mais que le pouvoir, dès lors qu’il se proclame souverain, est le lieu de la transgression politique par excellence. Avec le néolibéralisme, on est entré dans un système pervers qui, d’un côté prône une chose et, de l’autre, fait le contraire de ce qu’il dit. On le voit avec la problématique des élections ; on parle d’élections libres et transparentes, mais en réalité on les fabrique. La force d’être du souverain, dans l’ordre de la transgression, c’est de pouvoir transgresser la Loi qu’il a lui-même édictée. Car la Loi ne s’applique qu’aux autres et non à lui.

*Donc si j’ai bien compris, il n’est de pouvoir que transgressif, aussi bien dans les pays occidentaux qu’en Afrique?
**La transgression, en effet, est inhérente au système du capitalisme global et à ses formes expansives, impériales (impérialistes) pour lesquelles l’Afrique reste le champ d’expérimentation par excellence puisque c’est sur ce continent que s’élaborent et se mettent en place toutes sortes de pratiques, applicables à terme à l’échelle mondiale, dont les plus nocives. Hannah Arendt, la philosophe américaine d’origine allemande (1906-1975), a démontré par exemple que le génocide des Herero et des Nama au début du siècle dernier dans la colonie allemande du Sud-Ouest africain, actuelle Namibie, a servi de modèle à la Shoah. Aujourd’hui, c’est dans les domaines institutionnels politiques et médicaux que cela se vérifie. Mais, il faut le dire, cela est rendu possible par le fait que les sociétés civiles sont totalement écrasées et que l’État postcolonial est un appendice du système capitaliste mondialisé.

*Est-ce que cela n’entre pas en contradiction avec le système de la démocratie ?
**Un ordre basé sur la transgression pose en effet la question de la réalité politique de la démocratie. Les États occidentaux actuels fonctionnent sur la base d’un système oligarchique dont la reproduction/sélection est assurée par voie élective. Ils sont dits démocratiques tout simplement parce que leur oligarchie laisse un espace possible de liberté d’expression. Pourtant, dès que les intérêts de cette oligarchie sont touchés, intervient aussitôt un frein, une césure entre le discours démocratique et sa réalité. On l’a vu avec l’affaire Wikileaks, ou plus explicitement en Irak avec l’affaire «des armes de destruction massives», qui ne furent qu’un prétexte pour renverser le régime de Saddam Hussein perçu par les Américains comme une menace pour leurs intérêts stratégiques et économiques dans la région du Golfe persique.

*En d’autres termes donc, tout système qui se hiérarchise est générateur de perversité ?
**La perversité n’est pas dans la hiérarchisation mais dans la domination et les formes particulières qu’elle emprunte, sitôt qu’intervient un divorce entre les élites et le peuple qui est tout de même le véritable souverain. Car, à ce moment-là, les intérêts de ces élites et celles du peuple qu’elles sont censées représenter, deviennent divergents. Ces divergences se concentrent autour de la question de la Loi et de son applicabilité. Pour les élites, il s’agit de s’en affranchir alors que le peuple souhaite sa mise en œuvre, sa réalisation. Car tout se joue au niveau de la Loi. Du côté du pouvoir la Loi se manifeste par un désir d’ordre contrairement au peuple, qui, lui, est à la recherche d’un ordre du désir dans lequel s’épanouiraient ses aspirations à la justice sociale. On le voit bien avec les élections; les tenants de l’ordre social veulent les élections mais pas la démocratie à proprement dit; on organise des élections pour satisfaire aux recommandations du système oligarchique des Nations-unies, mais nullement dans le but de parvenir à une démocratisation de la vie politique.

*Ceci vaut pour l’Afrique mais pas pour les pays occidentaux?
**Ah, bon! Croyez-vous vraiment que la première élection de George Bush en 2000 fut aussi transparente et démocratique qu’on le dit? Des exemples de ce genre, on peut en citer plusieurs…La grande différence avec l’Afrique ne tient pas à l’organisation des scrutins mais à la gestion de la parole. On est en présence d’un paradoxe: les sociétés africaines sont des sociétés orales privées de parole, c’est-à-dire des sociétés dans lesquelles la parole est bâillonnée. Voilà résumée toute la question de l’absence de démocratie dans nos pays.

*Mais au Sénégal, par exemple, la démocratie vit en dépit des tensions qui la traversent ces derniers temps.
**Certes, il existe une vieille tradition de «parole libre» au Sénégal avec sa pluralité de partis, de débats, une parole structurée aussi par l’Islam. Mais qu’on ne s’illusionne pas : l’élimination de Mamadou Dia et de Valdiodo Ndiaye par Senghor, les déboires pénitentiaires d’Abdoulaye Wade, le conflit de ce dernier avec son poulain Macky Sall et les derniers soubresauts qui ont affecté ce pays avec l’irruption de Sanko sur l’échiquier politique, montrent que le Sénégal n’est pas à l’abri des dérives autoritaires et de transgression de la Loi…. même s’il n’est pas logé à la même enseigne que les autres pays africains francophones;

*Derrida, l’éminent philosophe français occupe une place importante dans le livre.
**Oui, mais il n’est pas le seul à prendre de l’importance sur cette question qu’est la transgression. Quatre philosophes guident mes pas dans cet ouvrage. Ce sont: Michel Foucault, Jacques Rancière, Gilles Deleuze et Jacques Derrida. L’apport de ce dernier me paraît déterminante parce qu’il est un des seuls à approcher la question de la souveraineté à travers les deux figures affranchies de la Loi : Dieu et la Bête. Cette question, il l’a abordée dans son grand dernier cours au Collège de France intitulé, au demeurant, la «Bête et le Souverain.»

*La lutte politique et intellectuelle contre la transgression apparaît longue et ardue?
**Absolument, les luttes politiques ont pris, depuis l’instauration du néolibéralisme, la forme d’une lutte permanente entre la signification des termes que nous employons et leur réalité sur le terrain. C’est le gage de leur efficience politique dans la pratique de terrain. Ce qui implique pour les intellectuels africains, qu’ils étudient les failles du système de la transgression et en décortiquent éventuellement les organes générateurs et leur mécanique, en vue d’appréhender son fonctionnement, de manière à faire face à ses effets délétères sur la marche de nos pays. Tout ceci n’est pas simple, car la lutte contre l’ordre de la transgression est loin d’être de tout repos. Mais comme disait si bien Gramsci «Il faut savoir avoir le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté ».

Propos recueillis par
Jean José MABOUNGOU