(Suite de la précédente édition)

6. Transformerons-nous les épées en socs?
En regardant le monde qui nous entoure, on ne peut ces jours-ci échapper aux graves questions éthiques liées au secteur de l’armement. La possibilité de mener des opérations militaires à travers des systèmes de contrôle à distance a conduit à une perception plus faible de la dévastation que ceux-ci causent et de la responsabilité de leur utilisation, contribuant à une approche encore plus froide et détachée de l’immense tragédie de la guerre. La recherche sur les technologies émergentes dans le domaine des «systèmes d’armes létales autonomes», y compris l’utilisation belliqueuse de l’intelligence artificielle, est un grave sujet de préoccupation éthique. Les systèmes d’armes autonomes ne pourront jamais être des sujets moralement responsables: la capacité humaine exclusive de jugement moral et de décision éthique est plus qu’un ensemble complexe d’algorithmes, et cette capacité ne peut être réduite à la programmation d’une machine qui, bien qu’«intelligente», reste toujours une machine. C’est pourquoi, il est impératif de garantir une supervision humaine adéquate, significative et cohérente des systèmes d’armes.
Nous ne pouvons pas non plus ignorer la possibilité que des armes sophistiquées tombent entre de mauvaises mains, facilitant par exemple des attaques terroristes ou des interventions visant à déstabiliser des institutions gouvernementales légitimes. En somme, le monde n’a pas vraiment besoin que les nouvelles technologies contribuent au développement injuste du marché et du commerce des armes, en promouvant la folie de la guerre. Ce faisant, non seulement l’intelligence, mais le cœur même de l’homme, court le risque de devenir de plus en plus «artificiel». Les applications techniques les plus avancées ne doivent pas être utilisées pour faciliter la résolution violente des conflits, mais pour paver les voies de la paix.
Dans une perspective plus positive, si l’intelligence artificielle était utilisée pour promouvoir le développement humain intégral, elle pourrait introduire d’importantes innovations dans l’agriculture, dans l’éducation et dans la culture, une amélioration du niveau de vie de nations et de peuples entiers, la croissance de la fraternité humaine et de l’amitié sociale. En définitive, la façon dont nous l’utilisons pour inclure les derniers, c’est-à-dire les frères et sœurs les plus faibles et les plus nécessiteux, est la mesure révélatrice de notre humanité.
Un regard humain et le désir d’un avenir meilleur pour notre monde conduisent à la nécessité d’un dialogue interdisciplinaire visant à un développement éthique des algorithmes – l’algor-etica -, où les valeurs orientent les parcours des nouvelles technologies.12 Les questions éthiques devraient être prises en compte dès le début de la recherche, ainsi que dans les phases d’expérimentation, de conception, de production, de distribution et de commercialisation. Il s’agit d’une approche de l’éthique de la conception, dans laquelle les institutions éducatives et les décideurs ont un rôle essentiel à jouer.
7. Défis pour l’éducation
Le développement d’une technologie qui respecte et serve la dignité humaine a des implications claires pour les institutions éducatives et pour le monde de la culture. En multipliant les possibilités de communication, les technologies numériques nous ont permis de nous rencontrer de manière nouvelle. Toutefois, une réflexion constante reste nécessaire sur le type de rapports vers lesquels nous nous dirigeons. Les jeunes grandissent dans des environnements culturels imprégnés par la technologie et cela ne peut que remettre en cause les méthodes d’enseignement et de formation.
L’éducation à l’utilisation des formes d’intelligence artificielle devrait viser avant tout à promouvoir la pensée critique. Il est nécessaire que les utilisateurs de tout âge, mais surtout les jeunes, développent une capacité de discernement dans l’utilisation des données et contenus recueillis sur la toile ou produits par des systèmes d’intelligence artificielle. Les écoles, les universités et les sociétés savantes sont appelées à aider les étudiants et les professionnels à s’approprier les aspects sociaux et éthiques du développement et de l’utilisation de la technologie.
La formation à l’utilisation des nouveaux outils de communication devrait tenir compte non seulement de la désinformation, des fausses nouvelles, mais aussi de la recrudescence inquiétante de «peurs ancestrales […] qui ont su se cacher et se renforcer derrière les nouvelles technologies».13 Malheureusement, une fois de plus, nous devons combattre «la tentation de créer une culture de murs, d’élever des murs empêchant la rencontre avec d’autres cultures, avec d’autres personnes»14 et le développement d’une coexistence pacifique et fraternelle.

8. Défis pour le développement du droit international
Compte tenu de la portée mondiale de l’intelligence artificielle, il est évident qu’à côté de la responsabilité des Etats souverains de réglementer son utilisation interne, les Organisations internationales peuvent jouer un rôle décisif dans la conclusion d’accords multilatéraux et dans la coordination de leur application et de leur mise en œuvre.15 A cet égard, j’exhorte la Communauté des nations à travailler ensemble afin d’adopter un traité international contraignant qui réglemente le développement et l’utilisation de l’intelligence artificielle sous ses multiples formes. L’objectif de la réglementation, bien sûr, devrait être non seulement la prévention des mauvaises pratiques, mais aussi l’encouragement des bonnes pratiques, en stimulant des approches nouvelles et créatives et en facilitant des initiatives personnelles et collectives.16
En fin de compte, dans la recherche de modèles réglementaires qui puissent fournir un guide éthique aux développeurs de technologies numériques, il est indispensable d’identifier les valeurs humaines qui doivent être à la base de l’engagement des sociétés pour formuler, adopter et mettre en œuvre les cadres législatifs nécessaires. Le travail de rédaction de directives éthiques pour la production de formes d’intelligence artificielle ne peut pas faire abstraction de la prise en compte de questions plus profondes concernant le sens de l’existence humaine, la protection des droits humains fondamentaux, la poursuite de la justice et de la paix. Ce processus de discernement éthique et juridique peut s’avérer être une occasion précieuse pour une réflexion partagée sur le rôle que la technologie devrait avoir dans notre vie individuelle et communautaire, et sur la façon dont son utilisation peut contribuer à la création d’un monde plus équitable et plus humain. C’est pourquoi, dans les débats sur la réglementation de l’intelligence artificielle, il faudrait tenir compte de la voix de toutes les parties prenantes, y compris les pauvres, les marginalisés et d’autres qui restent souvent ignorés dans les processus décisionnels mondiaux.
J’espère que cette réflexion encouragera à faire en sorte que les progrès dans le développement de formes d’intelligence artificielle servent, en dernière analyse, la cause de la fraternité humaine et de la paix. Ce n’est pas la responsabilité d’un petit nombre, mais de toute la famille humaine. La paix, en effet, est le fruit de relations qui reconnaissent et qui accueillent l’autre dans sa dignité inaliénable, ainsi que de la coopération et de l’engagement dans la recherche du développement intégral de toutes les personnes et de tous les peuples.
Ma prière au début de l’année nouvelle est que le développement rapide de formes d’intelligence artificielle n’augmente pas les trop nombreuses inégalités et injustices déjà présentes dans le monde, mais contribue à mettre fin aux guerres et aux conflits, et à soulager les nombreuses formes de souffrance qui affligent la famille humaine. Puissent les fidèles chrétiens, les croyants de différentes religions et les hommes et les femmes de bonne volonté collaborer en harmonie pour saisir les opportunités et affronter les défis posés par la révolution numérique, et livrer aux générations futures un monde plus solidaire, juste et pacifique.

Du Vatican, le 8 décembre 2023

FRANÇOIS

Notes
1 N.33. 2 Ibid. n° 57. 3 Cf. Lett. enc. Laudato si’ (24 mai 2015), n°104. 4 Ibid., n°114. 5 Audience aux participants à la rencontre “Minerva Dialogues” (27 mars 2023). 6 Cf. ibid. ;7 Cf. Message au Président Exécutif du “Forum économique mondial” à Davos-Klosters (12 janvier 2018). 8 Cf. Lett. enc. Laudato si’, n°194 Discours aux participants au Séminaire “Le bien commun à l’ère numérique” (27 septembre 2019). 9 Exhort. ap. Evangelii gaudium (24 novembre 2013), n° 233. 10 Cf. Lett. enc. Laudato si’, n° 54. 11 Cf. Discours aux paricipants à l’Assemblée Plénière de l’Académie Pontificale pour la Vie (28 février 2020). 12 Cf. ibid. 13 Lett. enc. Fratelli tutti (3 octobre 2020), n° 27. 14 Ibid. 15 Cf. ibid., n°s 170-175. 16 Cf. lett. enc. Laudato si’, n°177.