Le souvenir d’un homme se fige dans la mémoire collective après qu’il a disparu, à travers la transition de la mort, de la terre des vivants et de la vue des autres. Ce souvenir s’étiole avec le temps, gommant pour la postérité la fécondité des leçons que l’expérience des aînés peut nous avoir léguées pour la conduite de notre quotidien. Nous gardons ainsi de celui qui a partagé quelques années de notre existence des images et des réminiscences qui nous rappellent qu’il a réellement vécu. Il en est ainsi de Mgr Félix-Prosper Békiabéka qui, il y a trente ans, le 8 janvier 1991, a été rappelé à Dieu, au terme d’une riche existence consacrée au service de Dieu et à l’amour du prochain.

Trente ans: pour une génération d’adultes, Félix-Prosper Békiabéka est devenu une légende, il n’est plus qu’un nom et rien d’autre. Le devoir de mémoire nous impose à nous qui l’avons connu et pratiqué de lui rendre hommage et surtout de rappeler les leçons que son passage sur terre nous a laissées comme héritage d’une valeur absolument inestimable.
Je voudrais tout simplement rappeler quatre dimensions de sa personnalité. Félix-Prosper Békiabéka était prêtre: il avait choisi le sacerdoce comme axe principal de sa vie. Tu es sacerdos in æternum secundum ordinem Melchisedech, dit le psaume 110. Mais, pour l’exercice de son ministère sacerdotal, Félix-Prosper Békiabéka ordonné en octobre 1954, avait décliné l’offre de ses supérieurs de rejoindre le nouveau diocèse de Fort-Rousset, marquant ainsi ses distances d’avec l’option d’une gestion ethnorégionale du personnel apostolique de la chrétienté catholique congolaise: natif de Buègni et devenu enfant de Poto-Poto, il entendait travailler à Kibouendé, Voka, Kinkala, Linzolo auprès de ses frères du Pool. En fait, l’on ne saurait comprendre cet enracinement à Poto-Poto de Félix-Prosper Békiabéka, si l’on ignore que, dans la topographie de la capitale de la Fédération de l’Afrique équatoriale française, le quartier Bonga était peuplé de ressortissants de Mossaka, que la propriété de son père Michel Békiabeka avait été cédée à l’Église pour la construction de la basilique Sainte-Anne. Nommé directeur diocésain de l’enseignement catholique en 1963, Félix-Prosper Békiabéka mit au centre de la vocation éducative de l’Église catholique la formation et l’éducation de la jeune fille, notamment avec le Collège Mère Marie Javouhey, le Centre de formation des institutrices de Linzolo et le Collège professionnel Saint-Jean Bosco.
Félix-Prosper Békiabéka fut aussi un homme de la Cité. Il investit son audience et ses nombreuses amitiés dans la résolution des conflits entre les hommes d’Église et les hommes politiques pendant les années d’effervescence de la révolution congolaise, notamment avec les affaires Père André Lemaire, Père Jean Legal, Abbé Émile Biayenda, Abbé Louis Badila, l’affaire Fulgence Biyaoula. Alors que Marcel Ibalico, président de l’Assemblée nationale sortant, était activement recherché par la Jeunesse du Mouvement national de la révolution (JMNR), Félix-Prosper Békiabéka prit le risque de cacher son ami et ancien condisciple du séminaire de Mbamou avant de le conduire personnellement et nuitamment, sous un violent orage, à Maloukou et de lui faire traverser le fleuve pour Maloukou Lopes, puis Kinshasa.
A la nationalisation de l’enseignement privé en 1965, l’abbé Félix-Prosper Békiabéka est à la base de la lettre des Évêques du Congo aux députés de l’Assemblée nationale de la République du Congo. La lettre désapprouve cette décision qui prévoit la confiscation des propriétés scolaires de l’Église, la suppression pure et simple des écoles privées ou assimilées, excepté les séminaires et les établissements bénéficiant d’un statut diplomatique, annule pour les parents le droit de donner à leurs enfants une éducation de leur choix et retire à l’Église la gestion des écoles qu’elle avait implantées dans les villages les plus reculés souvent délaissées par les pouvoirs publics. Ironie de l’histoire, Félix-Prosper Békiabéka meurt deux mois avant que la Conférence nationale souveraine prenne un acte sur la restauration de l’enseignement privé et rétrocession des établissements de l’Église.
En 1977, le Congo vit un des moments les plus sombres de son histoire. Le 17 mars 1977, Félix-Prosper Békiabéka est de la délégation reçue par le Président Marien Ngouabi et son épouse Céline à la résidence présidentielle en compagnie du Cardinal Émile Biayenda, de Mgr Barthelemy Batantu et de l’abbé Louis Badila. Le 18 mars, Marien Ngouabi, le Chef de l’État est assassiné. Le 22 mars, le Cardinal Émile Biayenda est à son tour assassiné. Le 25 mars, l’ancien Président de la République Alphonse Massamba-Débat est exécuté. Félix-Prosper Békiabéka va jouer aussi le rôle délicat d’intercesseur entre l’Église catholique et les autorités politiques dans cette phase critique de l’histoire sociopolitique du Congo. De même, il apporte un soutien psychologique précieux à son ami Louis Badila, faussement accusé de complicité dans la mort du Cardinal Émile Biayenda et calomnié par les siens. Il le suit jusqu’à Baccarat.
Le 5 mai 1984, Sa Sainteté le Pape Jean-Paul II le nomme Prélat honoraire. De ce fait, il porte le titre de Monseigneur. Mais son frère Louis Badila n’est pas sur la liste des élus. Félix-Prosper Békiabéka proteste pendant une semaine auprès de la hiérarchie contre ce qu’il considère comme une regrettable injustice. L’Église universelle et bimillénaire, après une semaine de flottement, donne une explication: nommé vicaire capitulaire à la suite de l’assassinat du Cardinal Émile Biayenda en 1977, Louis Badila portait de fait le titre de Monseigneur. C’est ainsi que Félix-Prosper Békiabéka et Louis Badila fêteront – sept ans après – leur promotion à la paroisse Notre Dame de Fatima et à la paroisse Saint-Esprit de Moungali.
Le 24 mai 1984, Mgr Félix-Prosper Békiabéka est nommé directeur national des œuvres pontificales missionnaires et de l’enfance missionnaire au Congo, en remplacement du frère Jean-Marie Danis décédé le 17 décembre 1983.
Félix-Prosper Békiabéka cultivait le dépassement des complexes identitaires. Il se voulait au-dessus des ethnies, menant un rude combat contre l’ethnocentrisme qui gangrénait toutes les sphères de la société congolaise. Si son réseau d’amitiés le menait ainsi dans tous les quartiers de Brazzaville, tous ceux qui l’ont fréquenté à Kinkala, à Linzolo, à l’archevêché de Brazzaville, à Sainte-Anne du Congo, à Notre-Dame de Fatima, dans sa vie de prêtre et d’homme public, savent que ses meilleurs amis, ses frères se retrouvaient dans toutes les régions du pays, dans les communautés togolaise, béninoise, gabonaise, centrafricaine, etc. de Brazzaville. Le Cardinal Gantin, alors doyen du Sacré Collège et Mgr Joachim Ndayen, archevêque de Bangui, comptaient parmi ses intimes.
Félix-Prosper Békiabéka fut enfin – il le reste dans la légende familiale – un patriarche pour nous. Celui qui, avec humour et par autodérision, aimait s’appeler «Roi Archevêque de Mossaka», consacrait une part importante de son temps, à rendre visite à chacun d’entre nous, souvent sans nous prévenir. Il n’en avait cure: partout chez nous, il était chez lui. En cela, il constituait pour nous un socle de rassemblement, un acteur majeur de la résolution de nos conflits. Si l’on peut lui supposer un échec dans cette entreprise de conviction sur le plan familial, c’est de n’avoir pu voir émerger de son vivant une vocation sacerdotale dans son terroir: le premier prêtre ordonné dans le district de Mossaka l’a été en 1997, c’est-à-dire six ans après sa disparition, en la personne de l’abbé Valentin Moyongo.
Félix-Prosper était né en terre Buègni, une contrée de la Haute Ndéko dans l’arrière-pays du district de Mossaka, une terre des gens de l’eau où, pendant la saison des pluies, les arbres plongent leurs racines dans des ondes noires et limoneuses, alors que l’entrecroisement de leurs hautes frondaisons figure l’ombreuse et prestigieuse solennité des voûtes de cathédrale. Mais avec Félix-Prosper Békiabéka, nous avons appris que, s’il nous faut une terre pour naître, le commandement d’amour nous ordonne d’aller au-delà des étroites frontières de notre terroir pour nous ouvrir à l’Autre afin d’être véritablement hommes et dignement enfants de Dieu.
Ami du père Paul Ondia, premier spiritain congolais, Félix-Prosper Békiabéka repose au cimetière jouxtant la cathédrale de Brazzaville, à côté de son autre ami, son complice et acolyte des virées familiales, Mgr Louis Badila.

Merci d’avoir une pensée pieuse pour lui.

André-Patient BOKIBA
Professeur des universités