C’était un monument -et un chroniqueur hors pair. Un passeur – et un humaniste. Un nouvelliste -et un dramaturge immense. Un cithariste virtuose doublé de musicographe -et un romancier «aventurier cérébral». Un journaliste compétent -et un démiurge de haut vol. Un homme – carrefour- et un mandarin des lettres congolaises. C’était un type effacé, affable, d’une courtoisie légendaire. C’était un patriarche érudit sans pareil. Doyen et serviteur de la «fratrie» congolaise.

IL avait dans ses yeux comme dans le mouvement de son corps, une réserve inouïe d’énergie, un dépôt de dynamite mâtinée d’un brin de bégaiement qui faisait son charme. Un mystère. Tout homme est un mystère. Sylvain N’TARI BEMBA que l’intelligentsia congolaise regrette depuis que le courant d’électricité de sa vie s’est définitivement déconnecté à l’hôpital Val-de- Grâce à Paris le 8 juillet 1995 suite à une cruelle leucémie à l’âge de 61 ans. En seulement vingt-quatre jours après la disparition de Sony Labou Tansi son «bansimba» de puîné l’un et l’autre étaient liés non seulement par la connivence née d’une grande et longue amitié, mais aussi réunis dans un même salut complice ou presque.
Né le 17 février 1934 à Sibiti dans le département de la Lékoumou, Bemba était très discret par rapport à sa propre personne. Tendance naturelle jusqu’à protéger son identité véritable pour se cacher derrière de multiples pseudonymes pour ne pas attirer l’attention des ses chefs, parce qu’il publiait des reportages sportifs et des articles politiques dans les journaux. Il était tour à tour «Congo Kerr», «Rufus», «Le 24e Homme», «Faust»… des chroniques radiophoniques; «Michel Belvain», «Mediafric», «Yves BOTTO» pour l’hebdomadaire catholique La Semaine Africaine, «Simon N’TARI» des préfaces et postfaces. «Martial Malinda» attribué à ses pièces de théâtre et nouvelles. On en a dénombré près d’une dizaine de faux noms par lesquels il signait ses articles dans les journaux et certains de ses ouvrages. Faut-il voir là la preuve de sa passion pour les archaïsmes culturels de porter tant de masques que l’on en finirait pas de zapper de l’un à l’autre ou bien un pressentiment obsédant avant coureur lié à l’arrivée du coronavirus COVID 19? J’exagère? A peine!
La carrière littéraire de Sylvain N’TARI BEMBA remonte aux nouvelles qu’il publiait dans le journal L’Homme nouveau en 1954 et à ses feuilletons paraissant dans Le Petit journal de Brazzaville entraînant son admission au sein du Comité de la rédaction de Liaison, revue des gens de lettres de l’ex- AEF. «La Chambre noire» a été couronnée en 1963 au concours international de la nouvelle; puis en 1970 «La Mort d’un enfant de la foudre» obtint le 2e prix du journal Africasia. «La Rumba fantastique» primée dans le cadre du concours de la meilleure nouvelle de langue française organisé par L’Agence de Coopération culturelle et technique et RFI, publiée en 1973 dans le recueil «10 nouvelles de …». En 1990 la nouvelle «Le Diable ne fait pas de passe à Dieu» fut publiée dans un recueil belge. Ce fut son chant du cygne. Parallèlement l’auteur publiait de nombreuses pièces de théâtre et sa célébrité en tant que dramaturge est incontestable. Il en publia plus d’une quinzaine de pièces. Entre autres «l’Enfer c’est Orféo», «L’homme qui tua le crocodile», «Les noces posthumes de Santiagone», pièce écrite en l’honneur de l’ancien président Burkinabé Thomas Sankara; «Tarentelle noire et diable blanc», «Un foutu monde pour un blanchisseur trop honnête» etc.
Porté du bas de l’échelle, Bemba fait de nombreux projets romanesques qu’il publie à partir de l’année 1979 notamment «Rêves portatifs», «Le soleil est parti à Mpemba», «Le dernier des cargonautes», «Léopolis» est le dernier publié. Toutefois, l’on découvre à la mort de l’auteur un autre roman inédit intitulé «Ndumba rumba». Ainsi par un retournement dialectique admirable on est passé au genre essai. Dès lors lentement et sûrement le talentueux joueur de la cithare qu’il était publie chez présence africaine en 1984 le remarquable «Cinquante ans de musique du Congo-Zaïre», un livre qui guide ses lecteurs à travers toutes les harmonies qu’il y fait vibrer.
Ce travail mène sur la planète entière pendant les cinquante années de 1920 à 1970 sans quitter s’il en est l’Afrique musicale. Bref, ce n’est pas l’histoire systématique de la grande musique classique réservée aux élites dans un travail de musicologue. C’est une recherche pleine où, avec la liberté de la conservation organisée, l’auteur exprime la cohérence structurelle de la musique populaire réelle avec la vie.
Sylvain N’TARI BEMBA, fondateur et l’âme de l’orchestre Los Rumbamberos, entretenait de solides relations d’amitié avec Joseph Kabasele alias Grand Kalle, dirigeant du groupe African-Jazz de Léopoldville (actuelle Kinshasa). Signalons au passage qu’en dépit du bégaiement des deux amis la conversation passait aisément entre eux. De certaines belles mélodies que le «rossignol léopoldvillois» chantait, l’auteur en était son ami écrivain de Brazzaville. Cependant, il faut le dire, sa cithare inspira, et de belle manière, Kasanda alias Docteur Nico, le mémorable guitariste d’African-Jazz.
Au bout du compte, l’écrivain congolais a pratiqué tous les genres littéraires à l’exception de la poésie, «Chaque fois que la poésie passait à côté de moi, m’a révélé avec humour L’auteur des Rêves portatifs au cours d’une interview pour le compte de la revue Bingo, je me cachais derrière la porte pour qu’elle ne puisse pas constater ma présence».
Pour l’ensemble de son œuvre, Sylvain N’TARI BEMBA a reçu en 1977 le Grand Prix des Lettres du Président de la République et le 29 décembre 1991, il fut décoré Chevalier de la Légion d’honneur par l’Ambassade de France au Congo. L’air du temps? Sylvain N’TARI BEMBA incarnait une race d’oiseau rarissime dans notre paysage littéraire. Il a traîné sa bosse un peu partout dans l’administration, fait ses classes en autodidacte dans sa tour d’ivoire sise, rue Mère – Marie à Bacongo. Le Sony LabouTansi de «La Vie et demie» et le Philippe Makita (paix à leurs âmes) du «Pacte des contes» furent ses grandes révélations, mine de rien.
Nommé Ministre de l’Information, de la Culture et des Arts en 1972, il fut incarcéré, soupçonné d’avoir trempé dans un putsch manqué. Jugé, il fut condamné à trois ans. Au sortir de cette malheureuse affaire, il signait désormais ces chroniques culturelles de son vrai nom. Mais son option le situait aux antipodes des gouvernants. Dans sa lettre de démission au parti politique auquel il avait adhéré. Il prit position en faveur du petit peuple «pour le dynamiser dans une vision du monde qui libère l’homme de ses chaines, écrit-il»
Il fit escale à la bibliothèque universitaire en s’y installant pour plus de dix ans. Une puissance de lecture hors pair, lisant les manuscrits. Un stylo rouge à la main. On en connaît peu aujourd’hui qui aient été «instituteurs» et qui le soient restés face aux écrivains et autres gratte-papiers qui sollicitaient ses services jusqu’à des heures indues. Sylvain n’était pas un mentor aux heures du bureau, mais en permanence samedi, dimanche et jours fériés. C’était comme un mode de vie et un état d’esprit, voire comme une vision du monde. Sylvain N’TARI BEMBA était personnellement lié à nombre de visiteurs (étudiants, professeurs, écrivains…) par une espèce de clause intuitu personae pratique discutable lorsqu’on est une personnalité de ce rang. Un mec pour le moins pudique, discret, d’une courtoisie extrême et consciente. Aussi, joua-t-il un rôle essentiel au sein de l’Association Nationale des Ecrivains du Congo (ANEC) dans ce qu’il a appelé à juste titre la «fratrie congolaise» et la vulgarisation du boom littéraire de la littérature latino-américaine.
Question: Y a –t-il encore sous notre ciel des N’TARI BEMBA, de vrais N’TARI BEMBA mentors pas comme les autres en ce qu’ils ont passé un pacte avec l’esprit?
Post-scriptum: Rappelons que Sylvain N’TARI BEMBA est récipiendaire à titre posthume du Grand Prix Littéraire d’Afrique Noire en 1995 pour l’ensemble de son œuvre.

Alphonce DZANGA-KONGA

Notes:
Sous la direction de M. KADIMA- NZUJI et André P. BOKIBA Sylvain BEMBA l’écrivain, le Journaliste, le Musicien. Ed. L’Harmattan 1997.

Jean- Baptiste TATI LOUTARD et Ph. MAKITA: Nouvelle anthologie de la littérature congolaise. Ed. Monde Noire, 2003

André DJIFFACK: Sylvain Bemba, récits entre folie et pouvoir Ed. L’Harmattan, 1996.

Sylvain bemba: 50 ans de musique du Congo –Zaïre. Ed; Présence Africaine, 1984.

Caya Makhele: Equateur Sony LabouTansi; lettre ouverte à l’humanité; Ed Acoria.