La page de couverture du dernier roman d’Alain Mabanckou «Le commerce des Allongés» (Seuil, août 2022), nous dépeint un coin du cimetière le Frère-Lachaise logé dans un bois, où l’on voit un jeune homme efflanqué et vêtu d’un costume dépareillé aux couleurs vives, jaillir d’une tombe. On aura compris que ce jeune homme à l’allure efflanquée est un mort qui revient parmi les vivants. Ce revenant n’est autre que Liwa Ekimakingaï (nous simplifierons par Liwa), le personnage-clé du roman.

Ce dernier ne s’est pas arraché de sa tombe du Frère-Lachaise en vue de s’adonner à une promenade d’agrément dans les rues de Pointe-Noire, sa ville natale, loin de là. Il s’en est arraché dans le but de se venger de l’homme qui l’a envoyé au trépas au moyen d’un verre de boisson empoisonnée. Lilliane Bilongo surnommée la femme corbeau, a beau l’adjurer de renoncer à son projet de meurtre, il n’y renoncera pas; il ira vers son assassin et le tuera sans l’ombre d’un remords.
L’histoire de cette vengeance sur laquelle s’édifie la trame du roman remonte à la décennie soixante-dix, dans le Pointe-Noire des années d’enfance et de jeunesse de l’auteur. Une ville où se déploie la figure emblématique de Lully Madeira, le célèbre chanteur et chef d’orchestre dont les apparitions sur la scène musicale de Pointe-Noire et des villes du Grand Niari en particulier, attiraient de nombreux mélomanes.
Bien que se déroulant dans le contexte des années soixante-dix, le roman d’Alain Mabanckou est d’une étonnante actualité: le poids des églises dites de réveil dans la société, la soif d’enrichissement des puissants, la dimension magico-fétichiste du pouvoir, l’accentuation des clivages sociaux, etc., tous ces thèmes s’entrecroisent sous la plume de l’auteur pour tenter de décrire certaines facettes de la société congolaise d’aujourd’hui.
De tous ces thèmes, celui de la dimension magico-fétichiste du pouvoir est un des plus prégnants dans le roman. Dans l’imaginaire de la majeure partie des Africains d’hier et d’aujourd’hui, nous rappelle le roman d’Alain Mabanckou, l’habileté manœuvrière, l’adhésion politique plus ou moins grande des populations au régime en place, le pouvoir de l’argent, les alliés grands et petits de par le monde, etc., toutes ces conditions ne suffisent pas à stabiliser les bases du pouvoir politique.
Le recours aux forces présumées «surnaturelles» du monde invisible, se donne comme une condition incontournable voire primordiale, pour celui qui veut accéder au pouvoir et le conserver. Pour exemple: Jérémie Ndoki qui ambitionne de cumuler les fonctions de maire de Pointe-Noire et de président de la région du Kouilou, va s’adonner à des pratiques rituelles magico-fétichistes pour parvenir à ses objectifs.
Un autre thème du roman cristallise l’attention du lecteur, celui du creusement des clivages de classe dans tous les compartiments de la vie sociale, y compris dans la mort. Mâ Lembé la grand-mère de Liwa, une femme énergique d’origine modeste, commerçante au Grand marché, a décidé de faire inhumer son petit-fils au Cimetière de riches; mais elle essuiera un échec pour la seule raison que les riches défunts de cette nécropole jugent d’une pensée unanime, que la place de Liwa – qui est issu d’un milieu défavorisé – se trouve au Frère-Lachaise et non chez eux.
Alain Mabanckou nous fait revivre par la magie de l’imaginaire les morts du Frère-Lachaise, des êtres touchants et pathétiques pour certains, marqués par les vicissitudes de leur existence sur terre. A l’instar de Mamba Noir qui, de son vivant, était gardien au Frère-Lachaise et qui, du fait même de cette fonction, faisait figure de sorcier auprès de ses parents et du commun des mortels. Il habitait une case de fonction au sein même du cimetière et dans ses moments de repos consacrait le plus clair de son temps à lire la Bible, son ouvrage de prédilection. Et il trouvait honnêtement son compte à accomplir son métier de gardien des âmes défuntes du Frère-Lachaise, jugé dévalorisant, voire bizarroïde, par la plupart de ses concitoyens: «Mon travail, dit-il à Liwa lors d’une conversation avec ce dernier au Frère-Lachaise, était bien rémunéré et je ne pouvais m’en plaindre : la nuit j’étais payé double, et j’avais une sorte de sécurité d’emploi puisque je ne m’inquiétais pas que quelqu’un vienne me piquer mon poste. Personne ne se bousculait au portillon pour veiller à la quiétude des morts.»
Autre personnage pathétique en son genre habitant le Frère-Lachaise: Prospère Milandou, le DRH comme on le surnomme. Ce dernier avait fait une brillante carrière de Directeur des ressources humaines (DRH), pendant plus de vingt ans dans une grande compagnie de France, la Lyonnaise des Eaux. Ce haut poste de direction lui donnait droit à un vaste bureau au dixième étage d’un immeuble moderne sis dans les environs du Champs-de-Mars, avec une vue imprenable sur Paris et un meuble de bibliothèque où sont rangés des ouvrages professionnels et une pléiade d’auteurs de la littérature mondiale, Charles Dickens, Chinua Achebe, Fernando Pessoa, Dostoïevski, Dino Buzzati et d’autres. Puis il avait décidé un jour, suite à un entretien avec un ministre congolais et motivé par le désir de servir son pays, de quitter son poste de direction à la Lyonnaise des Eaux et de rentrer au pays pour prendre la direction régionale de la SNE (Société nationale d’électricité) à Pointe-Noire. Mais voilà qu’ayant intégré la SNE, l’ex-DRH de la Lyonnaise des Eaux est jeté sans égard, comme un banal employé subalterne dans une salle de travail ouverte au tout-venant, et tenant lieu de bureau. Qui plus est, l’ex-DRH de la Lyonnaise des Eaux se fait assez vite de farouches ennemis au sein de l’appareil dirigeant, lesquels ourdiront un complot à son endroit, qui le conduira à la mort.
«Le commerce des Allongés» est un roman vif et percutant. Lisez-le, dès que vous en aurez l’occasion, et vous en avalerez les mots. Tous les mots.

Jean José MABOUNGOU