Evêque de Bafang, Mgr Abraham Kome, président de la Conférence épiscopale nationale du Cameroun (CENC) faisait partie des évêques de la sous-région ayant séjourné à Brazzaville, au Congo en octobre 2020, à l’occasion de la commémoration des 80 ans du Manifeste de Brazzaville. Il s’est prêté aux questions de notre rédaction dans cet entretien. Il évoque entre autres les crises que traverse depuis quelques années son pays. Successeur depuis bientôt trois ans de Mgr Samuel Kleda, archevêque de Douala, au terme de deux mandats à la tête de la CENC, l’évêque est par ailleurs président de la Commission Justice et Paix du Cameroun et de l’Association des Conférences épiscopales de la région de l’Afrique centrale (ACERAC). Entretien.

*Mgr, quel impact a eu pour vous la commémoration des 80 ans du Manifeste de Brazzaville?
**Le Manifeste de Brazzaville est une belle histoire de solidarité où plusieurs pays se sont mis ensemble pour secourir un pays qui était en danger. En venant à Brazzaville j’espérais que la célébration de cet anniversaire donnera à la France qui était ainsi soutenue par les pays de l’Afrique équatoriale française et du Cameroun, une prise de conscience, que l’histoire qui est enseignée aux jeunes Français intègre cet apport à l’époque indispensable de l’Afrique à leur pays, et qu’il y ait des actes de reconnaissance sincères. C’est aussi cela l’histoire qui doit avoir un impact dans le présent.

*L’histoire de la basilique Sainte-Anne revisitée à cette occasion ne suscite-t-il pas pour l’Eglise l’élan de travailler davantage à la préservation de son patrimoine?
**Sainte-Anne en lien avec le Manifeste de Brazzaville montre vraiment que l’Eglise est comme cette semence, cette levure qui dans la pâte, discrètement contribue à faire avancer les choses. C’est bien qu’on soit davantage conscient de cette présence de l’Eglise catholique au cœur des moments forts de nos Etats, de nos sociétés, et prenant conscience de cela, il faut aussi capitaliser nos racines culturelles qui sont influencées par ce christianisme en général, et par celui qui est porté par l’Eglise catholique. On ne peut pas dissocier la présence de De Gaulle en Afrique équatoriale française de Sainte-Anne. Et c’est l’intérêt de cette soirée culturelle à laquelle le Président Sassou et son épouse ont particulièrement pris part.
La préservation de notre patrimoine est un devoir. Il faut léguer aux générations futures la manifestation de l’amour, de la grâce, de la solidarité qui seront visibles à travers les édifices. Ce n’est pas quelque chose de périphérique, nous sommes vraiment au cœur de ce que l’Eglise doit faire par rapport à ses monuments, ses infrastructures. Pendant que j’étais à Sainte-Anne, je me disais: quel évêque congolais aujourd’hui aurait le courage de se lancer dans un tel chantier? L’avoir c’est déjà un acquis, il faut rendre grâce mais rendre grâce c’est aussi pérenniser, c’est prendre des dispositions pour que ce qui est déjà là demeure.

*Vous êtes devenu président de la CENC depuis plus de deux ans dans des turbulences: situation dans les régions anglophones, assassinat de Mgr Jean-Marie Benoît Balla et dernièrement le drame des élèves de Kumba. Comment vivez-vous tous ces événements?
**D’abord je voudrais dire toute la grande admiration que j’ai particulièrement pour Mgr Samuel Kleda, pour la qualité du contenu qu’il a mis aux mandats qui étaient les siens, traversés par ces grandes crises qui se poursuivent. Je pense que la grâce de Dieu a été vraiment à l’œuvre que nous ayons cet évêque-là à ce moment, à la tête de la Conférence épiscopale. Je me considère comme lui, un collaborateur de la vérité, l’expression est du Pape émérite Benoît XVI. Je pense que tout évêque moi avec, nous ne pouvons qu’être du côté de la vérité, du côté du peuple surtout lorsqu’il subit des misères multiformes. Les grands combats que Mgr Samuel Kleda a connus avec l’ensemble de l’épiscopat se poursuivent.
Je lisais un document de Justice et Paix-ACERAC, je me suis rendu compte de ce que l’Afrique centrale a un problème particulier: des questions de crise, d’injustice, de pauvreté. Tous nos pays de l’ACERAC se trouvent dans cette situation. C’est très préoccupant, ça devrait être une occasion pour nous de renforcer notre collaboration sous-régionale. Comme dit Saint-Paul, il me semble que ce n’est pas seulement un combat dans la chair et les idées, c’est plus profond que cela. Il serait bien que nous puissions vraiment renforcer notre solidarité sous-régionale pour combattre ces questions de mauvaise gouvernance qui produisent la pauvreté, les injustices, la pérennisation au pouvoir, le bricolage des élections et tout ce qu’on veut.

*Est-ce que votre message est écouté par les dirigeants en place?
**Il est certainement écouté. Est-ce qu’il est compris? C’est une autre question. En réalité nous n’avons pas d’autre forme de force coercitive, nous n’avons que la force de la parole. Malheureusement, il ne nous appartient pas d’édicter des lois, d’organiser la forme de l’Etat, nous n’avons pas ce pouvoir. L’impression que j’ai c’est que nous n’avons pas non plus les mêmes centres d’intérêt. Ceux qui sont au pouvoir j’ai l’impression que ce qui les préoccupe de façon prépondérante c’est de s’y éterniser. Ils ne gouvernent pas sous le prisme de la vérité, ils ont d’autres enjeux. Si nous avons un pouvoir, c’est un pouvoir moral. Lorsque nous avons dit ce que nous avons à dire, il appartient à d’autres instances d’exploiter le message pour le bien des populations. Mais quand ces instances ne le font pas, qu’est-ce que nous pouvons faire d’autre?

*Vous êtes aussi président de la Commission Justice et Paix au sein de la CENC…
**D’abord il s’agit d’une Commission épiscopale! Rigoureusement ce n’est pas moi qui donne des directives, c’est l’Assemblée générale, la Conférence des évêques à laquelle j’appartiens, qui fixe le cap, qui imprime une vision et moi je suis serviteur de cette vision. J’essaie de booster les troupes pour que nous allions dans ce sens. C’est ce que j’essaie de faire depuis bientôt cinq ans à la suite de Mgr Samuel Ntalou à qui je dis merci pour tout ce qu’il a fait pour cette Commission.
Au quotidien la Commission a ce que j’appellerais un bras séculier, c’est-à-dire une structure que nous appelons Service national Justice et Paix, avec un coordonnateur, un personnel permanent qui travaillent pour incarner, pour rendre palpables, pour rendre opérationnelles les directives que la Conférence épiscopale donne et moi je coordonne, je veille à ce que ce soit fait selon la vision des évêques. Je dois reconnaître malheureusement que les activités du Service national Justice et Paix qui est le bras opérationnel de la Commission, demandent beaucoup de ressources notamment financières. Il est très difficile de les trouver sur le plan interne, nous devons tendre la main tout le temps à des partenaires extérieurs. Notre travail en général est un peu adossé à eux. Lorsque nous avons l’appui des bailleurs, nous avons un travail prospère, tout baigne; lorsque ce n’est pas le cas, on le sent bien aussi, il y a un retentissement dans l’efficacité du travail, du service.
Nous sommes financés pour regarder les problèmes de prisons; renforcer les capacités de ceux qui travaillent; observer les élections; donner des bases du civisme aux enfants, aux écoliers. Je me suis très vite rendu compte qu’il y avait d’autres questions en lien avec la justice et la paix qui nous passaient sous le nez, pour lesquelles nous étions inactifs parce que ça ne faisait pas partie de ce pourquoi nous avons reçu des financements. Et c’est précisément la crise anglophone qui a attiré mon attention. L’organisation du service Justice et Paix fait qu’il a des ramifications jusqu’au niveau des paroisses et des diocèses. De ce point de vue, les diocèses anglophones et les paroisses étaient actifs mais sur le plan national, ce n’est pas que nous étions indifférents, mais nous ne savions pas accompagner ces structures. Le travail de Justice et Paix ne doit pas seulement consister à faire des choses transversales. Il est question au quotidien d’être là pour former, dénoncer, annoncer aussi. Nous avons mis sur pied ce que nous appelons un comité de veille qui sait à partir du haut en co-action avec la base, voir ce qui risque d’arriver afin de me le proposer pour que j’en parle aux évêques et que nous voyons ce que nous pouvons faire. Ces derniers temps nous travaillons sur des questions en lien avec l’environnement: Laudato Si’; avec la naissance des structures comme le REBAC (Ndlr: Réseau ecclésial du Bassin du Congo) qui pour le moment est encore géré par la Commission et donc le Service national Justice et Paix. Avant le REBAC, Justice et Paix avait déjà des actions dans des forêts où le bois est coupé abusivement, dans des contrées où il y a une exploitation des minerais avec des éboulements, la pollution, un certain mal fait à la nature avec des incidences dans la vie des riverains. Sur le terrain, nous sommes attaqués par des grandes structures internationales qui exproprient les autochtones des terres pour une agriculture immense mais dont les riverains ne profitent pas des retombées. Il s’agit des activités dont nous bénéficions de l’accompagnement extérieur pour pouvoir les rendre fonctionnelles. J’insiste parce que c’est un problème pour lequel nous devons réfléchir. Sur le plan intérieur il est bien de voir comment nous pouvons continuer de fonctionner à partir de nos moyens propres lorsque les bailleurs sont fatigués ou lorsqu’ils décident de se tourner vers d’autres centres d’intérêt.

*Que dire de Justice et Paix-ACERAC?
**Justice et Paix-ACERAC est une structure de communion, de solidarité qui met autour d’une plateforme toutes les structures Justice et Paix des régions de l’Afrique centrale. Nous avons un agenda que nous essayons d’implémenter. Concrètement, l’ACERAC a un lien viscéral avec le bassin du Congo, deuxième poumon écologique mondial. Nous sommes très préoccupés aussi par les questions de mauvaise gouvernance, de migration. Justice et Paix-ACERAC est une des structures qui fait le travail sur le terrain et qui propose aux évêques des éléments qui nourrissent nos travaux.

* Et pour conclure…
**D’abord vous remercier de m’avoir donné l’opportunité de m’exprimer. J’en appelle à un peu plus de solidarité au niveau de l’Afrique centrale. L’Eglise peut faire beaucoup de choses, elle fait beaucoup de choses. Un chef d’Etat nous disait que ce que les politiciens n’arrivent pas à faire sur le plan de l’intégration au niveau sous-régional, l’Eglise le fait merveilleusement bien. L’Eglise veut et peut apporter beaucoup au bien-être de nos populations; que ceux qui ont la possibilité de l’aider le fassent pour que nous n’ayons pas à compter de façon permanente sur l’extérieur pour jouer ce rôle que nous jouons pour le bien de nos populations. J’engage tous ceux qui m’écoutent et qui voudront bien le faire, à prier pour mon pays le Cameroun qui traverse une crise sans précédent. Vous avez évoqué les événements de Kumba qui sont eux-mêmes issus de la grande crise du Nord-ouest et du Sud-ouest. C’est une grave crise politique, nous avons aussi des incursions de Boko-haram au Nord. Il y a des raisons de s’inquiéter pour l’avenir de notre pays. Mais nous pensons que dans les gestes de solidarité, dans la prière mais aussi dans l’action, la bombe peut être désamorcée pour que les choses rentrent dans l’ordre et que définitivement on tende vers une ère de prospérité. Je crois que c’est une question de volonté. Dieu nous a nantis de beaucoup de ressources dans la plupart de nos pays d’Afrique centrale. Il est tout simplement question de changer au fusil d’épaule, de vouloir le bien des populations et d’y travailler.

Propos recueillis par
Aristide Ghislain NGOUMA