Sous la direction de Régine Tchicaya-Oboa, maître de conférences de l’Université Marien Ngouabi, Richard Macaire Lengo, Docteur en sociologie à la Faculté des lettres, arts et sciences humaines (FLASH) de l’Université Marien Ngouabi de Brazzaville, a soutenu sa thèse de doctorat unique intitulée: «L’Eglise Evangélique du Congo: l’éthos protestant à l’épreuve des pratiques du «monde» et des mutations sociales». C’était le mercredi 11 août 2021, à l’auditorium de la Grande Bibliothèque universitaire de Brazzaville. Après délibération, le jury présidé par le Professeur Joseph Tonda de l’Université Omar Bongo de Libreville (Gabon), a donné la mention «Très honorable» à l’impétrant. Ci-après l’intégralité des propos de Richard Macaire Lengo.

«La thèse a essentiellement porté sur la mutation de l’ethos au Congo-Brazzaville, avec pour champ d’étude l’Eglise Evangélique du Congo qui se caractérise aujourd’hui par de diverses logiques contraires aux principes religieux.
Dans le cadre de ce travail, ces logiques ont été qualifiées de «pratiques du monde», en raison de leurs différences d’avec l’ethos protestant fondé sur un certain rigorisme, des pratiques sociales à cheval sur les préceptes bibliques et la distance avec les comportements déviants.
Nous sommes partis du constat sur la prolifération des comportements déviants et des pratiques dites du «monde» au sein de cette organisation ecclésiale, avec comme corollaire la mutation de l’ethos protestant. Cette situation tranche avec l’ère du «kedika» aussi appelé l’époque des «Ba Tata» où il y avait manifestement la matérialisation de l’ethos protestant, la mise en avant du rigorisme protestant.
Eu égard à ces considérations et pour mener à bien notre recherche, nous nous sommes posés la question de savoir pourquoi l’éthos protestant, caractéristique intrinsèque des chrétiens de l’EEC, s’est-elle aujourd’hui délitée?
De ce questionnement, l’hypothèse de cette réflexion est formulée ainsi qu’il suit: la mutation de l’ethos protestant est imputable, aussi bien aux mutations sociales affectant l’ensemble de la société congolaise, lesquelles sont confortées par l’effondrement du contrôle social et moral dans un environnement mondial effervescent que par les pesanteurs économiques conduisant à la conversion de l’éthos de vocation en un éthos de professionnalisation ou de fonctionnariat au sein de l’église Evangélique du Congo.
L’objectif général de ce travail est d’identifier les facteurs de la prolifération et l’amplification des comportements jugés déviants au sein de l’Eglise Evangélique du Congo aujourd’hui, comparativement à l’époque des «Ba Tata», ainsi que d’expliquer comment la conjonction de ces facteurs ainsi identifiés, a contribué à la mutation de l’éthos protestant. De cet objectif général, se greffent les objectifs spécifiques ci-après:
– identifier les implications du polycentrisme à travers le prisme de la mondialisation culturelle, sur le comportement des protestants par le truchement des instances de socialisation;
– montrer l’impact de l’environnement social global et de la précarité des conditions de vie des acteurs sociaux (pauvreté) sur la mutation de l’ethos protestant;
– montrer l’incidence de la marchandisation des rapports sociaux dans la mutation de l’ethos protestant;
– analyser l’incidence de la transition de l’ethos de vocation vers l’ethos de professionnalisation, corollaire de la crise de l’emploi sur la mutation de l’ethos protestant.
Au terme de cette analyse, l’hypothèse de recherche a été largement confirmée. En effet, sur 261 personnes constituant l’échantillon, 204, soit 78,16%, affirment que la mutation de l’ethos protestant s’explique par le manque de vocation des serviteurs dû à la conversion de l’ethos de vocation en un ethos de professionnalisation résultant du chômage endémique, de la pauvreté ou de la précarité économique des acteurs sociaux. 42 enquêtés, soit 16,09%, estiment que la mutation de l’ethos protestant est due aux effets pervers de la multiplicité des instances de socialisation sur le comportement des acteurs sociaux. 12 personnes interrogées, soit 4,59% expliquent la mutation de l’ethos protestant par l’intellectualisation du ministère pastoral, l’effritement de l’image des hommes de Dieu ainsi que par l’inadaptabilité des prêches par rapport au contexte actuel. Enfin 3 personnes soit 1,14% ne se sont pas prononcées sur la question.
En outre, la mutation de l’ethos protestant s’explique par les permanentes mutations qui affectent le Congo, «mutations sans transitions» (Osséré, Ndeko, 2020) qui n’épargnent pas l’Eglise, entité de cet environnement. Ce d’autant plus que les chrétiens vivent les mêmes réalités que les autres acteurs sociaux et subissent les effets pervers des mutations sociales contemporaines par le jeu des interactions qu’ils entretiennent, aussi bien avec l’environnement social qu’avec les autres individus en proie parfois à des logiques contraires aux principes religieux et donc à leur ethos. Aussi, comme l’ensemble des individus et faisant partie, eux aussi, du « siècle présent », ils sont contraints de confronter leur ethos avec la transition culturelle en cours contrastant fondamentalement avec l’ancienne.
La multiplicité des instances de socialisation et le polycentrisme culturel (Poupeau, 2017) qui caractérisent l’environnement social actuel, mettent à rude épreuve les instances classiques qui, jadis, avaient le monopole de la socialisation et qui étaient essentiellement fondées sur des principes traditionnels promouvant les valeurs morales et éthiques. C’est donc dire que la socialisation n’est plus l’exclusivité des instances classiques aujourd’hui supplantées par les nouvelles instances de socialisation aux logiques contradictoires. On parle d’ailleurs aujourd’hui de «socialisation plurielle» (Bernard Lahire, 1998) pour traduire cette autonomisation individuelle ou cette volonté pour l’acteur social de ne plus être sous le joug exclusif des structures sociales comme par le passé. L’individu marque alors clairement une certaine démarcation vis-à-vis des instances classiques dès lors que les principes qu’elles incarnent ne l’arrangent pas (Jean-Claude Kaufman, 2001). La turbulence de ce contexte n’épargne même pas les chrétiens qui ne vivent pas «hors-sol», mais dans le même environnement que les autres acteurs sociaux comme nous l’avons évoqué supra. Certes, les textes bibliques leur imposent l’exemplarité, de se départir du «monde» bien qu’étant du monde, («vous êtes le sel de la terre et la lumière du monde [Mathieu 5, 13-14]», «si quelqu’un aime le monde, la vérité du christ n’est point en lui [Jean 15 : 19 et 17 : 16]»). Toutefois, l’équation s’avère d’une extrême délicatesse du fait que le monde qu’on leur recommande de prendre pour ennemi, est absolument solidaire avec eux.
La mutation de l’ethos protestant s’explique aussi par la conversion de l’ethos de vocation en un ethos de fonctionnariat au sein de l’Eglise Evangélique du Congo, en raison précisément de l’incidence de la contrainte économique à laquelle les acteurs sociaux, y compris les chrétiens, font face aujourd’hui comparativement au passé. 225 enquêtés sur 261, soit 86,20%, affirment que la mutation de l’ethos protestant s’explique par l’incidence de la contrainte économique sur le comportement des chrétiens. Contre 27 enquêtés sur 261, soit 10,34% qui contestent cette hypothèse. 9 personnes interrogées sur 261, soit 3,44%, n’ont pas donné de réponse sur cette question.
En outre, le chômage qui perdure depuis des décennies au Congo, a progressivement fini par faire du ministère pastoral un «emploi par défaut» dans l’imaginaire collectif des chrétiens, particulièrement chez certains jeunes désireux de s’insérer socioprofessionnellement et d’avoir une certaine ascension sociale.
Cette situation a du reste été amplifiée par l’encastrement, avec notamment l’influence des liens sociaux dans le choix des futurs ‘’hommes de Dieu’’. Une pratique qui rappelle l’époque du marxisme-léninisme avec les fameux «Yaka noki noki». En effet, cette pratique a été forgée et mobilisée au temps du parti-Etat où, certains acteurs politiques, profitaient de leur statut dans l’échelle socio-politico-économique pour faciliter l’accès à l’emploi de leurs proches en marge des critères de compétence. Elle fait aujourd’hui recette au sein de l’Eglise Evangélique du Congo dans le choix des postulants au ministère pastoral. Ce qui fait que la vocation soit devenue aujourd’hui, plus un simple éventail qu’un support fondamental dans le recrutement des hommes de Dieu. 180 personnes interrogées sur les 215 faisant partie de notre échantillon relatif, soit 83,72%, soutiennent l’argument relatif au manque de transparence et d’objectivité dans le choix des postulants au ministère ecclésiastique. Ce qui constitue, selon ces enquêtés, l’une des causes expliquant dans une certaine mesure la mutation de l’ethos protestant. Contre 24 enquêtés sur 215, soit 11, 16% qui contredisent cet argument. 11 personnes sur 215, soit 5,11% n’ont pas émis d’avis sur la question. Aussi, notre recherche renseigne suffisamment sur la question du choix des postulants, qui constitue un enjeu social majeur pour l’expression de l’ethos protestant, en raison particulièrement de l’incidence que peut avoir le comportement des hommes de Dieu sur la foi des fidèles (chrétiens).
Dès lors, la manifestation des comportements déviants par certains hommes de Dieu devient la conséquence de ce déficit vocationnel dont l’effet pervers demeure cette incapacité à pouvoir s’identifier au clergé dans l’exercice de leur ministère et dans la pratique sociale. Le ministère devient ainsi, suivant Nietzsche, ni plus, ni moins qu’un moyen, non pas un but en soi. C’est cette instrumentalisation de la vocation, amplifiée par le manque d’objectivité dans le choix des postulants au ministère pastoral, qui explique en partie les limites éthiques qui ont émergé et qui se sont renforcés au sein de l’Eglise Evangélique du Congo, témoignant, de facto, de la mutation de l’ethos protestant.
Cette accumulation des faits a fini par délégitimer l’ordre ancien pour laisser place à des nouvelles logiques qui ont pris place dans l’imaginaire collectif de certains membres de l’EEC et qui s’exécutent dans leur pratique sociale. Ces logiques contrastent avec l’époque du «kedika» ou l’ancienne logique, mais restent en phase avec la donne actuelle caractérisée essentiellement par une inversion des valeurs qui s’impose à l’Eglise, et qui explique finalement la mutation de l’ethos des chrétiens (protestant).
L’héritage du marxisme-léninisme «dur» sur la déconstruction des valeurs a également œuvré pour la mutation de l’ethos protestant, en raison notamment des effets pervers de certaines de ses pratiques sur le fonctionnement de l’Eglise Evangélique du Congo. En effet, l’Eglise est actuellement devenue, pour certains anciens «cadres rouges», un nouveau champ d’expérimentation de certaines pratiques héritées du marxisme-léninisme. Ces logiques ou pratiques du «monde» ont été en fait importées et transposées dans le système de fonctionnement de l’Eglise. La crise multidimensionnelle de l’éducation que connait le Congo, n’a vraisemblablement pas arrangé la situation. Elle a, au contraire, amplifié l’amplification des comportements déviants dans les différentes sphères sociales. La culture de la facilité, érigée inconsciemment en norme sociale par l’inconscient collectif, plus particulièrement les jeunes générations, diverge profondément avec la culture du mérite de l’époque. Un tel contexte ne peut, par conséquent, que concourir à la mutation de l’ethos protestant. C’est donc la fin de l’exceptionnalisme protestant qui servait de modèle de référence pour l’inconscient collectif dans le paysage religieux de ce pays.
La mutation de l’ethos protestant qui s’explique, autant par ‘’la dynamique du dedans’’ que par ‘’la dynamique du dehors’’, pour reprendre les termes de Georges Balandier, nous a permis, au final, de cerner le fonctionnement du Congo sur les plans politique, social, économique et juridique. En effet, la faible concrétisation des différents projets politiques de développement qui se sont succédés depuis l’indépendance de ce pays et qui ont débouché sur un environnement de résilience sociale dû à l’incidence de la crise économique sur le quotidien des acteurs sociaux, auxquels il convient d’adjoindre les effets pervers de la multiplicité des instances sur leur socialisation, auront contribué à la mutation de l’ethos protestant. A cela s’ajoute la question de la promotion inconsciente de l’impunité due aux limites du pouvoir judiciaire qui, semble-t-il, a été inféodé au pouvoir exécutif, fragilisant ainsi son efficacité (Jean du Bois de Gaudusson, 2014). Ces différentes logiques du monde profane, ont donc graduellement pris place dans le milieu religieux (E.E.C) au détriment de ses principes.
C’est tout l’enjeu de cette recherche dont les analyses ont montré à plusieurs égards la mutation de la morale païenne au Congo. La mutation de l’ethos protestant reste donc globalement imputable à une conjonction de facteurs.
En dernier ressort, la mutation de l’ethos protestant est un «fait social total» au sens de Marcel Mauss (1925). En effet, si pour Mauss, le don est un phénomène multidimensionnel permettant de comprendre le fonctionnement des sociétés archaïques qu’il avait étudiées, l’explication de la mutation de l’ethos protestant peut être interprétée comme allant dans le même sens, du fait que ces différentes facettes mettent en évidence le fonctionnement de la société congolaise dans sa globalité. Au bout du compte, la mutation de l’ethos protestant constitue un phénomène global.

Sévérine EGNIMBA