Utopie. Le mot est à entendre positivement ou négativement. Pris dans le sens positif, il désigne ce qui n’existe pas encore, mais pourrait exister un jour. Pris dans le sens négatif, il désigne ce qui n’existe pas, qui n’existera jamais. Dans son premier sens, utopie désigne un but vers lequel tendre. L’utopie d’aujourd’hui est la réalité de demain. Dans le second sens, il s’agit d’une illusion, d’un programme social jugé irréalisable, peut-être parce qu’on manque d’imagination. Il s’agit alors d’un problème psychologique.

S’agissant de l’utopie des Etats Unis d’Afrique, dans quel sens faut-il l’entendre? La majorité des Africains qui sont à l’origine de sa formulation et qui en débattent prennent le mot dans le sens où il désigne ce qui n’existe pas encore aujourd’hui, et qui a toutes les chances d’exister demain; un peu d’imagination et de bonne volonté suffisent. Je pense comme eux, à la différence que, pour moi, c’est une affaire du temps long qui avancera par essais et erreurs, tant les obstacles sont nombreux et de taille, chacun d’eux.
Le premier est d’ordre culturel. L’Afrique est un immense continent, avec des Nègres et des Arabes blancs dedans, chez qui le mépris du Nègre s’est structuré en trait culturel. Et on sait que la culture a la vie dure. Combien de temps faut-il pour que les Nègres cessent d’être perçus par les Arables blancs comme des animaux laids et stupides ? Même au bout de cinq cents ans de bavardage il y a tout à craindre que l’Union Africaine ne parvienne pas à réajuster les choses. Ce que le temps a construit sur la longue durée, il faut au moins une durée de temps équivalente pour le déconstruire. Or le rapport de mépris des Arabes blancs aux Nègres s’était construit sur des millénaires. Ce serait alors miracle, que par une simple velléité de cohabitation pacifique et fraternelle au sein d’une gigantesque et informe construction juridique. ce vieux rapport raciste disparaisse. Les Arabes éprouvent pour les Noirs la même aversion qu’ils éprouvent pour la démocratie. La bonne volonté même d’une poignée d’Arabes convertis à un minimum d’humanisme n’y pourrait suffire. Il s’agit en effet, d’un problème psychologique, d’affects devenus habitus culturel dans le rapport de la l’Arabe au Noir. La raison s’y casse forcément les dents. Les Arabes dont l’Islam est devenu une culture qui innerve leurs manières de sentir, de penser et d’agir. Comment s’y prendront-ils pour que, soudain, ces centaines de millions de Nègres qui ne sont pas musulmans cessent à leurs yeux d’être des mécréants à éviter, faute de les occire, s’ils refusent de se convertir à l’Islam? Kadhafi se fit le champion du projet de la création des Etats-Unis d’Afrique, par ce qu’il croyait possible la conversion à l’Islam des mécréants Nègres qu’il déteste comme Nègres et mécréants, mais sur lesquels, comme hier, pendant des millénaires, les Arabes blancs pourraient régner sans partage, à défaut d’en faire, comme hier, des gardiens de leurs harems. La création d’Etats-Unis d’Afrique multiraciaux vivables est impossible aussi longtemps que n’aura pas été résolu le problème de la discrimination des Noirs par les Arabes blancs. Se pose ici un problème à la fois racial et culturel qu’il serait stupide et naïf de prendre à la légère. Les Noirs feraient bien de prendre garde de ne pas oublier que, dans le Maghreb arabe, anciens esclaves affranchis, les Noirs de cette contrée de l’Afrique ne sont pas des citoyens à part entière et de plein exercice là où ils sont établis: Egypte, Tunisie, Lybie, Algérie, Maroc, Mauritanie. Ils n’y ont aucune visibilité sociale, sauf s’ils excellent dans quelque sport de haut niveau où ils promènent devant la face du monde ébloui, le drapeau de la nation du vainqueur qui doit s’oublier derrière la Nation. On raconte que lorsqu’ils viennent à décéder, les Noirs de ces pays ne sont pas inhumés dans les cimetières des Arabes blancs! Donc les Arabes blancs et les Noirs restent séparés jusqu’au-delà de la mort. Quelle sagesse si on créait les Etats-Unis d’Afrique, pourrait combler l’espace infini qui sépare les Arabes blancs et les Nègres Noirs? L’éducation sans doute mais au bout de beaucoup, beaucoup de temps. Par ailleurs, les choses se compliquent ou du moins se complexifient, parce que l’obstacle culturel qui divise l’Afrique en deux blocs, Noir et blanc, divise aussi l’Afrique Noire en autant de blocs opposés qu’il existe de milieu naturel géographique contrasté. Il y a ainsi l’Afrique noire du sahel et l’Afrique noire bantoue, de la forêt et de la savane. Et chacun de ses deux blocs de l’Afrique Noire, apparaît fragmenté à son tour en mille et un petits blocs, qui, sur le plan de la culture, se tournent le dos. Les linguistes allemands, belges, britanniques notamment qui s’attendaient à rencontrer une Afrique noire unie au bout de leurs recherches, se sont retrouvés face à une Afrique du point de vue des langues qui y sont en usage, fortement divisée. L’Afrique bantoue seule, montre des affinités assez nettes entre les divers parlers qui y sont en usage. Hier, le regroupement éphémère de ces pièces de mosaïque par la colonisation, avait nourri l’espoir de leur intégration politique au sein de grands ensembles régionaux. La désintégration rapide des blocs de colonies au lendemain du retrait du colonisateur, vint révéler sur des bases culturelles le rapport d’incompatibilité liant les différentes composantes de chacun des blocs de la colonie. Une formule médiane plus réaliste consisterait peut-être en la création d’Etats-Unis dans chacun des trois blocs d’Afrique constitués au tour de la couleur de peau et de la culture, tout en ouvrant de tels Etats sur le projet de leur fusion. Le temps de travailler à la réduction des écarts culturels séparant ces trois blocs d’Etats-Unis. Il est légitime de rêver à la création des Etats-Unis d’Afrique. Mais il faut prendre conscience que la réalisation de ce beau rêve est soumise au règlement d’un certain nombre de préalables; au risque, si cela n’est fait, d’en rester à de pures velléités.
Sans le courage de la réflexion, et de la remise en question systématique de nos égos enfin assagis, les Etats-Unis d’Afrique resteront une pure utopie au sens second de ce mot; une illusion, quelque chose d’irréalisable.