Théoricien de la post-colonie et auteur prolifique dont le dernier ouvrage ‘’Politiques de l’inimitié’’ a été publié aux Editions La Découverte, Achille Mbembe est professeur d’histoire et de sciences politiques, et chercheur au Wits Institute for Social and Economic Research (WISER) à l’université de Witwatersrand de Johannesburg. Il est lauréat du prix Ernst-Bloch, qui lui a été décerné en 2018.

‘’Brutalisme’’, son récent ouvrage paru en 2020, est une réflexion critique sur le néolibéralisme de notre temps, réflexion qui, par endroit, se décline sur fond de théorie psychanalytique – la phallocratie comme dimension du brutalisme, le phallus en tant que signifiant central du pouvoir … la guerre comme érection de l’organe génital masculin et autres idées et figures de la même veine.
L’essai d’Achille Mbembe s’appuie sur un concept central, le brutalisme. Qu’est-ce que le brutalisme? Il s’agit, pour Achille Mbembe, d’une mutation de la civilisation computationnelle du XXIe siècle – une civilisation fondée sur les ordinateurs et leur prodigieuse capacité de calcul et de stockage de l’information – qui préfigure, sous l’aiguillon de la science, de la technologie et du marché, l’avènement d’un monde dans lequel l’homme, sous sa forme humaine originelle, se trouvera évincé par des «corps et entités mi-naturels, mi artificiels … Ainsi sonnera le glas de l’humanité, dit l’auteur. L’ère post-historial pourra enfin s’ouvrir sur un océan de matières synthétiques et de liquides mécaniques.» En clair, Achille Mbembe nous décrit un monde futur où la matière organique, la machine et l’homme ne formeront plus qu’une seule entité corporelle ou pour le dire de façon plus simple, un monde composé d’homme-machines, ou encore de machines fondues dans l’homme. Terrible défi à l’espèce humaine, c’est le moins qu’on puisse dire ; comment ne pas songer ici à la métaphore biblique de la Tour de Babel.
C’est en Afrique, pense Achille Mbembe, que les grands problèmes auxquels est confrontée l’humanité, le réchauffement climatique, les flux migratoires, la décarbonisation de l’économie, la préservation des écosystèmes, etc., se poseront avec le plus d’acuité et c’est sur ce même continent, que la pensée connaîtra des avancées décisives dans les domaines de la philosophie, des sciences, de la technologie, des arts et des lettres.
A l’approche de 2050, d’après les statistiques de l’essai, l’Afrique subsaharienne sera peuplée de 2,2 milliards d’habitants, soit 22 % de la population mondiale. Et en 2060, elle comptera avec l’Asie parmi les régions les plus peuplées du monde. De ce point de vue, l’on peut penser en effet que le poids démographique de l’Afrique, fera de celle-ci un espace où les problèmes qui affectent le développement économique et le bien-être des populations – mouvements migratoires vers les pays du Nord, exode rural, croissance irrationnelle des villes et pollution de ces mêmes villes, pauvreté de masse, accélération de la déforestation, djihadisme et montée des autres extrémismes religieux, etc. – se manifesteront avec une intensité bien plus grande qu’aujourd’hui. Dans le même temps, on devrait assister du fait même de l’évolution des sociétés, à un développement sur le continent des sciences et de la technologie.
La grande masse des migrants africains ne se dirige pas vers l’Europe mais circule en Afrique, nous rappelle Achille Mbembe. En effet, sur une population de 1,277 milliards d’habitants, d’après les chiffres de l’essai, 29,300 millions vivent à l’étranger, soit un peu plus de 2%. «De ces 29,300 millions, précise l’auteur, 70% n’ont pris ni le chemin de l’Europe ni celui d’aucune autre région du monde. Ils se sont installés dans d’autres pays d’Afrique. En réalité, en plus d’être relativement peu peuplée au vu de ces 30 millions de kilomètres carrés, l’Afrique émigre peu.»
Achille Mbembe, plaide pour une libre circulation généralisée des populations dans le monde, au nom du principe selon lequel la Terre est un patrimoine commun à tous les hommes ; et plus encore, au nom de ce qu’il nomme une politique de réparation du monde, dont on peut énumérer quelques uns des grands axes : accélérer l’émergence économique des pays pauvres, bannir les frontières et permettre la libre circulation des citoyens dans le monde, améliorer l’environnement humain et restaurer les écosystèmes.
L’appel de l’éminent penseur de la post-colonisation de l’Afrique, on s’en doute bien, n’a aucune chance d’être écouté par les puissants de ce monde pour ce qui est, du moins, de la libre circulation; les frontières et autres murs des pays nantis sont appelés, comme on le constate, à se renforcer dans le but de contenir le choc de la pauvreté de masse qui sévit dans les pays de la périphérie capitaliste, et on ne voit comment cette tendance des nations riches à se cloîtrer pourrait s’infléchir.
Pour Achille Mbembe, le système néolibéral «vacille, voire se délite» et une des figures de ce délitement s’exprime notamment par la montée en puissance du sentiment identitaire dans le monde – de l’identitarisme selon le terme de l’auteur: «En lieu et place d’une politique planétaire susceptible de remettre en mouvement l’histoire du monde et du vivant, les forces du nationalisme régressif prétendent travailler en vue de la régénération de communautés supposément pures et organiques menacées par toutes sortes d’intrus.»
Au fil des pages, l’essai d’Achille Mbembe en vient à poser la question ayant trait à la restitution des œuvres d’art africaines. Son plaidoyer pour le retour de ces objets d’art africains en Afrique, est brillant et emporte l’adhésion. Il fait fi cependant d’une question que tout Africain honnête est censé se poser : que seraient devenus ces objets d’art, s’ils ne s’étaient pas trouvés dans les musées du monde occidental. N’a-t-on pas assisté durant les décennies écoulées, à des autodafés de statues, masques et autres objets de la culture traditionnelle, organisés à grande échelle dans les deux Congo, par exemple, et ce, au nom de la lutte contre les présumés archaïsmes du passé précolonial, sans que les autorités publiques des deux pays n’entreprennent d’arrêter le massacre ?
La question épineuse du tribalisme ou de l’ethnocentrisme comme on veut, fait également l’objet de remarques stimulantes pour la réflexion. Pour Achille Mbembe, le tribalisme se donne comme un phénomène politique indéracinable avec lequel nous sommes condamnés à vivre : « … rien ne sert de penser qu’un jour le fait ethnique – au sens d’une manipulation de l’appartenance ethnique, à des fins d’appropriation et de conservation du pouvoir politique, c’est nous qui précisons – disparaîtra, conséquence du progrès économique, d’une intégration nationale réussie ou résultat de ce que d’aucuns continuent d’appeler l’évolution des mentalités. La conscience ethnique … est, au même titre que la religion ou le désir, inéradicable. Et toute réflexion sur la possibilité d’une organisation démocratique de la société doit partir de ce postulat.»
Ici pourrait commencer un débat qui, s’il était mené avec toute la rigueur nécessaire, nous conduirait à conclure que le combat pour la démocratie, au Congo et en Afrique d’une manière générale, ne fait que commencer.
‘’Brutalisme’’ est un essai que tout lecteur se voulant en phase avec son époque devrait s’empresser de lire. Certains passages du texte peuvent paraître hermétiques, voire abscons, ce qui ne devrait pas pour autant en décourager la lecture.

Jean José
MABOUNGOUb