Le Guyanais René Maran, né en Martinique en 1887, entre en littérature par la voie royale de la poésie à l’âge de 22 ans en publiant le recueil La maison du bonheur aux éditions du Beffroi. Il s’inscrit dans la plus tradition romantique du lyrisme personnel français amoureux en jetant sur papier ses peines de cœur. Il sera membre de la Société des Poètes français. Lorsqu’il est nommé administrateur de colonies en AEF, plus précisément en Oubangui-Chari, – où son père officie aux côtés de Pierre Savorgnan de Brazza – il prend conscience du grand mépris inique des colonisateurs à l’encontre des indigènes oubanguiens. Outré, il écrira un coruscant réquisitoire contre les excès coloniaux et un récit décrivant les africains tels qu’ils sont et non pas tels qu’on voudrait qu’ils fussent.

Cela donnera le roman Batouala, véritable roman nègre et sa coruscante préface dénonçant les excès coloniaux. Le roman est publié en 1921 par les éditions Albin Michel, et est distingué, la même année par le très prestigieux Prix Goncourt. René Maran crée alors le scandale dans les milieux politiques et littéraires français. Nous verrons dans quelle mesure il a eu un impact sur le continent : en ce qui concerne le processus d’émergence d’auteurs et cadres aéfiens francophones, et à Paris sur Martial Sinda, le premier poète aéfien, entrant en Négritude avec Premier chant du départ (Seghers 1955). Batouala fut, bien évidemment, interdit dans les colonies.

Martial Sinda
Martial Sinda

De Batouala interdit en Afrique aux extraits de René Maran dans Mamadou et Bineta
Le Français André Davesne est fils d’un directeur d’Ecole Primaire Supérieure. Dès les années 1930, il sera lui-même instituteur en Afrique subsaharienne, notamment à Bamako au Mali et à Brazzaville au Congo. Il fut l’un des pionniers incontestables de l’africanisation de l’apprentissage du français ayant pour cible des élèves africains. Dans son syllabaire à destination des élèves africains de CE, il leur apprend à lire et à écrire en utilisant le plus possible des mots correspondant à leur univers quotidien. Son célèbre manuel scolaire : Nouveau syllabaire Mamadou et Bineta, à l’usage des écoles africaines, sera décliné suivant les niveaux : Mamadou et Bineta apprennent à parler français, Les premières lectures de Mamadou et Bineta (CP 2), Mamadou et Bineta lisent couramment (CE), et le fameux Mamadou et Bineta son devenus grands (cours moyen et supérieur). Ce denier manuel, paru en 1939, est cosigné avec Joseph Gouin et illustré par Serge Bouglé. C’est un ouvrage d’enseignement du français à travers des textes qui donnent matière à lecture, à réflexions, à analyses grammaticales et orthographiques. Par souci d’enracinement du français dans la société africaine, ils sélectionnent de nombreux auteurs français progressistes – la plupart du temps enseignant en Afrique ou administrateurs de colonies – écrivant sur l’Afrique. C’est ainsi que l’on y retrouve les extraits de Robert Delavignette, André Schweitzer, Paul Morand, les frères Tharaud, Pierre loti, André Demaison, Georges Hardy, les extraits des auteurs du manuel scolaire (André Davesne, Joseph Gouin), ainsi que ceux de l’auteur proscrit par l’administration coloniale : René Maran. Les textes sont le reflet de la société africaine sur le plan géographique et anthropologique. On y retrouve: L’habitat ; le village ; la ville ; les métiers, les artisans ; la saison des pluies ; la saison sèche ; portraits et personnages ; les vêtements ; les contes, légendes et fables, etc. Davesne et Gouin introduisent ainsi l’ouvrage Batouala de René Maran interdit aux colonies, sous forme d’extraits expurgés de toute révolte anticoloniale. Plusieurs générations d’élèves de l’Afrique Equatoriale française et de l’Afrique Occidentale française ont été nourris par les nombreux extraits de l’œuvre de René Maran, parmi lesquels Batouala mourant.

De Batouala, véritable roman nègre à Liaison, véritable revue nègre de l’AEF
La politique coloniale française est assimilationniste. C’est-à-dire que l’on voulait fabriquer des indigènes colonisés et acculturés reniant leur culture et leur histoire propres, lesquelles étaient niées par les directives coloniales, et par ceux chargés de les appliquer sur le terrain. L’Afrique était alors considérée comme continent sans histoire et sans culture. René Maran avec Batouala, véritable roman nègre dynamite au grand jour la notion d’absence de culture africaine. Il introduit au relativisme culturel ouvrant la voie à des auteurs-administrateurs de colonies progressistes tels que Georges Hardy (L’art nègre, 1927), Maurice Delafosse (Les nègres, 1927), André Demaison (Le pacha de Tombouctou, 1927). Tous ces auteurs sont réunis dans l’anthologie scolaire de André Davesne et Joseph Gouin: Mamadou et Bineta sont devenus grands (1939). Cela crée une véritable dynamique pour la prise de conscience de leurs particularités culturelles par les «évolués» colonisés (entendez par là ceux qui ont été formés par le système scolaire français). C’est ainsi qu’en AEF vont se créer des Cercles culturels où les «indigènes évolués » mettent en exergue leur propre culture. Pour contrôler tous ces cercles culturels se réappropriant intellectuellement leur culture, le Gouverneur général Bernard Cornut-Gentille crée en 1950, la revue Liaison, organe des cercles culturels de l’AEF. Ainsi, il s’oppose aux revues coloniales donnant des informations économiques et de la Métropole destinées aux seuls colons blancs, et crée une revue coloniale donnant la parole à la nouvelle intelligentsia aéfienne, qui a le feu vert pour – sans égratigner le système colonial –, réfléchir et écrire sur la particularité culturelle et anthropologique de leur région. Liaison fut un véritable laboratoire qui contribuera à former les futurs écrivains et cadres imprégnés de leur culture propre, parmi lesquels Malonga Jean, Lomami Tchibamba Paul, Ibalico Marcel, Nzalakanda Placide, Lhoni Patrice, Mbemba Sylvain, Pouabou Joseph, Letembe Ambily Antoine, etc.

René Maran adopte à Paris Marial Sinda, premier poète aéfien
Après le scandale de Batouala, René Maran est contraint de quitter illico presto l’administration coloniale et de regagner Paris. Il y vivra de sa plume. Il continue son œuvre romanesque, écrit des livres de commande, fait du journalisme dans la presse écrite et radiophonique. Une part de son âme blessée est restée secrètement en AEF. René Maran fera une rencontre heureuse en la personne d’un très jeune fougueux poète aéfien : Martial Sinda, lequel suivait les poètes de Négritude des années 1940, dont Léopold Sédar Senghor, qui l’a pris sous son aile. Le jeune Martial Sinda se crée son réseau en rencontrant de nombreux écrivains en vue dont Blaise Cendrars et René Maran. Voici comment René Maran décrit dans un billet radiophonique, en date de 1955, sa rencontre avec Martial Sinda: «Je connais M. Martial Sinda. Ce tout jeune homme est venu me voir, il y a deux ans, et a soumis ses premiers poèmes à mon jugement, je les ai lus avec autant d’attention que de sympathie parce qu’il est né à M’Bamou, pas loin de Brazzaville, et que je m’intéresse d’assez près, a tout ce qui me rappelle l’Afrique équatoriale.» René Maran, l’ancien administrateur de colonies en AEF, le Guyanais noir né en Martinique, est émerveillé de voir pour la première fois un ressortissant de l’AEF, Martial Sinda, publié un recueil de poèmes en français, et de surcroît, aux éditions Seghers, l’éditeur des poètes contemporains français par excellence. Son bonheur se scinde en deux grandes joies : celle de voir les progrès réalisés par un aéfien grâce à l’entreprise coloniale, et celle d’un nouvel auteur noir s’engageant dans le double mouvement qu’il a initié avec Batouala et qui donne naissance à la Négritude: dénonciations anticoloniales et enracinement dans la culture africaine. «Je lui ai donné, continue Maran, en toute impartialité, les conseils que je pensais pouvoir lui donner. Il m’a fait le grand honneur de bien vouloir en tenir compte. Il me l’a dit et j’ai pu le constater par moi-même ces jours-ci, en lisant l’exemplaire qu’il m’avait réservé du recueil qu’il venait de publier aux éditions Seghers : Premier chant du départ.» ; et René Maran poursuit : «Premier chant du départ est placé sous le double signe de Léopold Sédar et Aimé Césaire […] tous sont animés de la sainte révolte contre les abus et les excès qu’ont subi autrefois leurs ancêtres.» (Chronique de René Maran sur Martial Sinda, radio Outre-Mer, 15 juillet 1955).Cela explique parfaitement le fait que dans Premier chant du départ, Martial Sinda dédie à René Maran son poème le plus révolutionnaire : Tam-Tam, Tam-Tam-Toi. L’administration française prend en grippe le jeune poète Sinda, qui doit être expulsé de Métropole ; l’ordre n’a pas été exécuté, grâce aux interventions clémentes du député Léopold Sédar Senghor et de Paul Chauvet, Gouverneur général de l’AEF, Haut commissaire de la République.

Thierry SINDA
*Essai à paraître René Maran, le père de la littérature nègre en français