Depuis quelques temps, les praticiens des voies d’exécution, huissiers de justice, avocats et magistrats sont confrontés à la nouvelle donne relative à la prise des décisions de suspension de l’exécution par le Procureur Général près la Cour Suprême. Cette pratique inédite chambarde les bases de notre organisation judiciaire et viole les engagements internationaux du Congo. Nous considérons l’arrêt immédiat de cette pratique comme une urgence vitale. Pour parvenir à cette conclusion nous avons remonté aux origines du phénomène (II), mais au préalable, nous avons constaté la nette séparation du Siège et du Ministère Public (I).
I- LA COHÉRENCE DU DROIT POSITIF CONGOLAIS SUR LA QUESTION
Nous devons naturellement faire appel à la loi en tant que principale source du droit pour attester de cette cohérence. Deux instruments nous intéressent particulièrement :
1- Le CPCCAF
La loi 51-18 du 21 avril 1983 portant code de procédure civile, commerciale, administrative et financière en son article 202 détermine le rôle et l’étendue des attributions du Ministère Public en matière civile : « il surveille l’exécution des lois, des arrêts et des jugements ». Ici, cette mission de surveillance se limite au déroulé de l’instance qui lui permet, selon l’article 201 de la même loi d’ être une partie au procès civil dans certains cas de figure. L’article 203 vient comme pour confirmer la règle en citant limitativement les matières dans lesquelles, le Ministère Public peut intervenir dans le procès civil. Nous pouvons dès lors conclure que la surveillance de l’exécution au sens du CPCCAF se rapporte uniquement au déroulé de l’instance. Il nous faut atteindre l’article 294 du même code pour trouver un fondement légal de la compétence du Ministère Public en tant qu’acteur de l’exécution. Cette disposition est à l’origine du célèbre mandement ou «formule exécutoire» qui figure au bas des de décisions de justice exécutoires. C’est la même disposition légale qui accorde à l’huissier de justice, le pouvoir de procéder à l’exécution forcée. L’article 294 est sans équivoque, il n’offre aucune possibilité au Ministère Public d’analyser par lui-même l’intérêt et la portée d’une décision de justice ou encore l’opportunité de son exécution.
2- Le Traité OHADA et l’AUPSRVE
Le traité énumère en son article 2 les voies d’exécution et le recouvrement des créances comme relevant exclusivement du droit OHADA. Le contentieux de l’interprétation des actes uniformes échappe dès lors à la Cour Suprême et en l’occurrence à son Parquet Général. L’AUPSRVE innove avec plusieurs règles à l’instar de celle de l’article 29 qui introduit pour la première fois et de manière explicite la responsabilité de l’Etat en cas de défaillance dans l’exécution d’une décision de justice. Ce même article renchérît «que l’apposition de la formule exécutoire vaut réquisition directe de la Force Publique». Une grande innovation qui renforce la marge de manœuvres de l’huissier de justice. Le parquet n’est plus l’arbitre de l’exécution des décisions de justice. L’huissier de justice est désormais en contact direct avec la Force Publique, requise d’office par la juridiction statuante, chaque fois que la formule exécutoire est apposée sur la décision. Ces dispositions novatrices de la loi communautaire renforcent notre précédente analyse sur l’article 202 du CPCCAF, relative à la surveillance de l’exécution des décisions de justice conçue uniquement dans le cadre de l’instance judiciaire.
II- UN CHAMBOULEMENT DE NOTRE ORGANISATION JUDICIAIRE
1- Aux origines de cette incursion du PGCS dans l’exécution
Il sied de rappeler que la prise de fonction de Monsieur Henri Bouka en qualité de Premier Président de la Cour Suprême a été marquée par un positionnement explicite sur les voies d’exécution. En effet, le tout nouveau président avait, à juste titre, mis un terme à une incongruité juridique longtemps consacrée par une note circulaire du Procureur Général Henri Ballard, qui instruisait l’arrêt de toute exécution lorsqu’un pourvoi était assorti d’une requête spéciale à fin de surséance. Il s’agissait là d’une belle entrée en la matière, d’un acte de clairvoyance et d’une victoire du droit de l’exécution. Mais d’où vient-il que cette armature juridique vienne subitement à s’effondrer et laisser émerger un super juge de l’exécution qui constitue désormais à lui seul un troisième degré de juridiction ? La réponse pourrait tenir à deux facteurs qui doivent nous servir de leçon sur les conséquences imprévisibles de tout abus de droit.
– La controverse autour de l’ancien article 32 de l’AUPSRVE
On ne le dira jamais assez que la création de l’OHADA était justifiée par la volonté de défendre les intérêts des créanciers, ce qui selon une certaine doctrine économique devait encourager le crédit et les investissements au sein de l’espace communautaire. Ce positionnement en faveur du créancier s’était manifesté avec force dans le contenu de l’article 32 ancien qui excluait toute possibilité de suspension ou de surséance d’un titre exécutoire lorsque l’exécution était déjà entamée. Ici le bouchon semble avoir été poussé assez loin, surtout lorsque cette impossibilité de suspendre une exécution concernait aussi les décisions assorties de l’exécution provisoire. Cette disposition fut un véritable goulot d’étranglement de l’ancien acte uniforme, notamment face au manque de garantie de répétition de l’indu. C’est ainsi qu’une grogne et une résistance des débiteurs ont commencé à émerger et ont fini par inciter certains acteurs à chercher une parade à ce qui était pris comme un excès de zèle du législateur OHADA. Les dérapages dans l’exécution et les indélicatesses de l’huissier de justice n’ont fait qu’encourager cette incitation à la rébellion.
– L’effet boomerang des déviances de l’huissier de justice
Il est évident que toute profession libérale se doit d’user avec parcimonie et en toute responsabilité de son champ de compétences au risque d’engendrer l’opposition et la convoitise des autres membres de l’échiquier judiciaire et la réprobation des pouvoirs et de l’opinion publics. Les récurrentes batailles entre les décideurs politiques et les professions libérales en France peuvent illustrer cette opinion. La perte de notre qualité de séquestre au profit des greffiers résulte à juste titre de notre manque de délicatesse et d’autocensure. Tirant profit de l’article 32 de l’AUPSRVE, certains huissiers de justice ont voulu faire feu de tout bois allant jusqu’à recouvrer des fonds en phase de saisie conservatoire. Sans oublier la course contre la montre pour entamer l’exécution et ainsi exclure toute velléité d’action de la partie adverse, frisant la ruse. Avec l’appui de certains membres influents des cartels patronaux, sous le prétexte de la préservation du climat des affaires, ce lapin est finalement sorti du chapeau du Procureur Général de l’époque. L’attrait de la nouvelle mesure pour les débiteurs, même les plus récalcitrants a fait que le procédé prenne son essor actuel, au grand dam du créancier et de l’huissier de justice qui ont vu apparaître dans l’arène comme un spectre, cette pratique exorbitante et rétrograde de notre droit processuel. Cette nouvelle donne mérite cependant d’être jugulée au risque de dessoucher le socle de notre système judiciaire.
2- Les dangers de la suspension des décisions de justice par le Ministère Public
Ils sont nombreux et portent atteinte aux fondements de notre tradition judiciaire. Les phases d’émotions et de pression maximale des opérateurs économiques étant passées, il est plus que temps que la Cour Suprême, incarnation du pouvoir judiciaire, se penche sur cette question qui risque de bouleverser les règles de notre droit positif. Nous savons que pour légitimer ces décisions de suspension, le Procureur Général excipe du dernier alinéa de l’article 33 de la loi 17-99 du 15 avril 1999 modifiant et complétant certaines dispositions de la loi 025-92 et la loi 30-94 du 18 octobre 1994 portant organisation de la Cour Suprême. Or, la disposition légale dont s’agit régit une autre matière à savoir l’état d’exception. C’est le sens juridique du rétablissement de la légalité qui a été initié par l’ordonnance du 09 aout 1944 à Alger par le gouvernement provisoire. Ce dernier alinéa de l’article 33 ne peut donc être transposé aux voies d’exécution. Les questions urgentes et provisoires en matière civile sont depuis toujours du ressort des présidents des juridictions compétentes et des juges de référés au sens des articles 207 et 219 du CPCCAF. L’AUPSRVE complète cette ossature juridique en instituant en son article 48, la de résolution des difficultés d’exécution. Sauf à justifier d’un partage des mêmes compétences entre le juge et le procureur ou encore d’un conflit de lois pour lequel, le choix doit assurément être porté en faveur du juge, cette pratique est foncièrement impropre aux voies d’exécution pour défaut de base légale.
– Une violation du double degré de juridiction
Notre organisation judiciaire assume une summa divisio entre le Siège et le Parquet et le double degré de juridiction, le tout chapeauté par la Cour Suprême en tant que régulatrice et unificatrice, placée au-dessus de la mêlée. L’incursion du Ministère Public dans le champ de compétence du juge écroule cette ossature. En effet, le Ministère Public ne peut suspendre une décision de justice qu’en l’analysant et en la critiquant. En agissant de la sorte, il viole le principe du double degré de juridiction et tout comme celui de l’autorité de la chose jugée. Cette séparation encrée dans la conscience judiciaire collective rend difficilement concevable une décision exécutoire du Procureur Général près la cour suprême. En tant qu’organe de surveillance, le Ministère Public ne saurait prendre des décisions faisant griefs dans la mesure où il ne peut assurer lui-même le contrôle de ses propres décisions.
– Une violation du principe du contradictoire
Ce principe est le gage de l’équité et de la légitimité de notre système judiciaire en ce qu’il garantie l’égalité des droits entre les parties au procès. Il s’avère que les décisions du Procureur Général sont prises unilatéralement et font grief sans que le l’autre son de cloche ne soit entendu. L’unilatéralité de la pratique porte atteinte à la règle du contradictoire qui impose que le juge ou l’arbitre examine les prétentions des toutes les parties avant de rendre une décision. Cette garantie fondamentale des droits de la défense n’est offerte que par la défense et le sursis à exécution.
– Une violation du traité OHADA
Conformément au traité de Maurice, les voies d’exécution et le recouvrement des créances relèvent exclusivement du droit OHADA. L’interprétation des décisions y relatives et leur censure échappent à la compétence de la Cour Suprême. Y procéder c’est violer l’esprit et la lettre du traité. Les traités auxquels la République adhèrent souverainement s’imposent erga omnes.
– Un risque pour les Finances Publiques
Le maintien de cette pratique peut entrainer un risque financier pour l’Etat car, certains créanciers pourront, par voie de conséquence, saisir les juridictions compétentes pour engager sa responsabilité en vertu de l’article 29 sus vanté.
– Une mesure d’intimidation des huissiers de justice
Nous ne saurons clore cette énumération non exhaustive des tares liées à la prise des décisions de suspension de l’exécution par le Procureur Général non sans relever le fait que lesdites décisions sont souvent accompagnées d’une menace expresse de poursuites pénales contre l’huissier de justice, sans que l’infraction commise et le texte de loi qui la détermine ne soient visés. Il s’agit d’une atteinte au principe de la légalité des délits et des peines inspirées par le philosophe pénaliste César Beccaria et garanti des instruments nationaux et internationaux.
Une mesure désormais sans objet
Nous avons indiqué ci-dessus que la suspension des exécutions des décisions de justice par le Procureur Général pouvait être justifiée par les nombreuses critiques formulées à l’encontre de l’article 32 ancien de l’AUPSRVE. Il s’avère que depuis la réforme intervenue à Kinshasa le 17 octobre 2023, le pouvoir des juges dans le contrôle juridictionnel des jugements assortis de l’exécution provisoire a été rétablie. Rien ne peut encore justifier ces recours incessants en suspension qui inondent le Cabinet du Procureur Général près la Cour Suprême sinon que par la volonté des débiteurs de se soustraire à l’autorité des décisions de justice. L’habitude devenant seconde nature, il est plus qu’urgent que le Premier Président de la Cour Suprême, en sa qualité de dépositaire de l’impérium se penche sur cette question préoccupante, afin que le cheminement de notre droit judiciaire soit remis sur les bons rails. En le faisant, notre Cour Suprême aura exalté son rôle de régulateur du droit ainsi qu’elle nous l’a déjà démontré dans le passé sur des questions tout aussi sensibles et complexes que celle relative au titre foncier où, elle a su se remettre en cause et se réapproprier le bon sens. En remettant les pendules à l’heure dans le domaine de l’exécution, elle ne fera que réaffirmer son rôle dans notre armada judiciaire. Cependant, pour qu’elle intervienne et joue sa partition, la Cour Suprême doit être saisie à cet effet. Cette saisine tarde à venir parce que la confusion actuelle sert les intérêts des uns et des autres. Or que valent les intérêts étroits face à la bonne santé de notre système judiciaire ? Le juge, l’avocat et le greffier qui y participent directement, l’huissier de justice qui l’introduit et l’exécute, ne peuvent ignorer le caractère sacré de l’instance, incarnée par la plaidoirie, le délibéré et le rendu de la décision. Comment comprendre que ce rite judiciaire consacré soit désormais placé sous la menace permanente d’une censure ultime d’un seul acteur quoi que de premier rang ?
Eustache Marius OTIELI
Huissier de justice,
écrivain