C’est sous le signe du recueillement que nous célébrons cette liturgie de carême. En effet, il y a neuf ans, le dimanche 4 mars 2012, plus de trois cent personnes sont mortes lors des explosions du camp militaire de Mpila, à Brazzaville. C’est donc au cœur de ce triste souvenir, aux cœurs encore blessés et attristés pour les vies humaines détruites en un laps de temps sans oublier les nombreuses destructions matérielles dont les traces sont encore visibles (et sans doute pour longtemps), aux cœurs de ces créatures cherchant encore à savoir ce qui s’est réellement passé ce jour-là que retentit la Parole de Dieu de ce dimanche.
Au commencement, Dieu créa la vie au moyen de dix paroles, aujourd’hui en énonçant les Dix Paroles, il se met au service de cette même vie. Ce n’est pas dans les temples ou les églises que Dieu réside… Il vit dans les paroles qu’il donne et dans l’écho qu’elles rencontrent au cœur de ses créatures. Le monde entier n’a de prix qu’à cause de tous les temples qu’il contient et qui ne sont rien d’autre que les cœurs des humains.
La parole de Jésus, «ne faites pas de la maison de mon Père une maison de trafic», vaut certes du Temple mais aussi, et d’abord, de chaque conscience humaine. N’est-ce pas dans le cœur de chaque homme que se fait entendre la voix de la conscience? Paul écrivait aux Romains: «Quand des hommes […] privés de la Loi accomplissent naturellement les prescriptions de la Loi, ces hommes, sans posséder de Loi, se tiennent à eux-mêmes lieu de Loi; ils montrent la réalité de cette loi inscrite en leur cœur, à preuve le témoignage de leur conscience, ainsi que les jugements intérieurs de blâme ou d’éloge qu’ils portent les uns sur les autres» (Cf. Rm 2,14-15). Oui, le principal temple où Dieu veut résider est notre cœur. Nos églises n’ont aucune valeur en dehors de celle des croyants qui les fréquentent pour rencontrer leur Seigneur. Chacun, réuni avec d’autres, entre en communion intime et unique avec Celui qui l’a créé. Chacun éprouve la résonnance des paroles des Ecritures avec sa propre vie. Chacun peut découvrir avec admiration, et étonnement, qu’en parlant de Lui, Dieu nous parle aussi et peut-être d’abord de nous… De ce que nous sommes, de ce que nous pouvons, de ce à quoi nous aspirons.
Les Dix Paroles ouvrent à l’humanité un espace de vie. Les comprendre et les respecter est porteur de vie. Elles rejoignent le cœur de ce que la conscience de chaque humain, dans toutes les cultures de l’humanité, met en lumière. Toutes sont importantes mais deux d’entre elles prennent dans notre société congolaise une portée inestimable. La première est le souvenir, le souvenir de ce que Dieu a fait pour son peuple: «Je suis le Seigneur ton Dieu, celui qui t’ai fait sortir d’Egypte, de la maison de l’esclavage». Le comportement du peuple hébreu sera donc la réponse à cette libération qui lui a permis de retrouver sa dignité humaine. Le rôle de la mémoire est considérable; la bible est un recueil de souvenirs; la liturgie est un «mémorial». Les psaumes comme les cieux, «racontent la gloire de Dieu» et chaque dimanche; nous nous rassemblons pour faire mémoire de Jésus-Christ. Par cet exercice de la mémoire, celui qui prie sort de lui-même et, en comprenant toute l’Ecriture, joint son histoire à celle du Peuple de Dieu. Mais cette histoire elle-même ne saurait se limiter à la sortie de l’Egypte. Elle va vers la terre promise, ou plutôt vers celui qui est le centre de l’histoire: Jésus-Christ mort et ressuscité. Cependant, il y a deux manières de se souvenir. Sur le chemin d’Emmaüs, les deux disciples se souviennent, mais leur souvenir est mortel «nous espérions…» Souvenir de la chair qui s’arrête à la chair: projets déçus, occasions manquées, souvenirs de mort qui tuent l’espérance. Celui qui les rejoint, à partir des mêmes faits transforme le souvenir ou plutôt, il le fait passer de la chair à l’Esprit, du fait au sens. D’abord, en leur faisant éprouver la continuité de l’Histoire, celle de l’humanité et la leur, afin d’élargir leur perspective, alors le souvenir n’est plus mortel, mais vivant. Ensuite, en rapportant cette Histoire à son centre, Jésus-Christ souffrant et glorieux, alors le souvenir n’est plus seulement vivant, il les fait revivre: leur cœur est brûlant. Il faut relier les fragments éparses de cette histoire (la mienne et celle du peuple) pour que nous ne succombions pas à la tentation amnésique qui nous guette, cette tendance de courir vers l’avenir, en mettant entre parenthèses la leçon de l’histoire, en prétendant que s’arrêter un instant sur le passé, c’est perdre son temps et empêcher l’évolution de la société.
L’autre dimension qu’il est précieux d’entendre est le double «tu ne convoiteras pas». Ni les biens ni les personnes. Et Saint Paul résumera toute la Loi sous cette unique parole: «Tu ne convoiteras pas!» (Rm 7,7b). Convoiter, c’est jalouser intérieurement. Cette parole vise non les actes mais les cœurs. Jésus a beaucoup médité sur elle comme le montre le sermon sur la montagne. Notre société dite de «consommation» ne cherche-t-elle pas à créer en nous toujours plus de besoins, à susciter un état permanent de convoitise et donc de frustration? Convoitises de choses qui ne nous sont ni utiles ni profitables? Nous pouvons nous interroger sur nos convoitises mais surtout sur nos désirs vrais, profonds, ce à quoi nous aspirons réellement. Si le Seigneur nous veut sans convoitises, il ne nous veut pas sans désirs. Daniel n’est-il pas appelé «homme de désir» (Cf. Dn 10,19)? Que désirons-nous vraiment? Des relations vraies et durables avec d’autres êtres humains, des moments où nous pouvons être silencieux avec quelqu’un et nous comprendre sans qu’il y ait même besoin de parler, des moments où nous donnons de notre temps avec joie sans qu’il y ait besoin d’espérer un retour, des moments où notre mémoire évoque tous ceux et celles qui nous ont donnés gratuitement et où la gratitude nous envahit. Oui, le Seigneur nous a créés pour la vie et pour une vie qui ait de la profondeur et du goût. Le Seigneur sait «par lui-même ce qu’il y a dans l’homme». Créés à l’image du Seigneur, nous nous trouvons en nous donnant. Croyons que les Paroles de Dieu donnent du prix et du poids à nos vies, corps et âmes, à nos fatigues comme à nos repos et à nos souvenirs joyeux et malheureux. Nous sommes les temples où ces paroles peuvent porter du fruit.
Saturnin Cloud BITEMO, Sj