Ce 22 mars 2021, nous faisons mémoire du Cardinal Emile Biayenda, mort assassiné à Brazzaville en 1977, une des nombreuses victimes d’une des semaines les plus violentes de notre histoire. Cette mort ignominieuse du prélat est sans rappeler celle aussi violente que barbare de l’ancien Président Marien N’gouabi quatre jours avant, le 18 mars de la même année par qui, d’ailleurs tout se déchaîna et que la folie meurtrière gagna beaucoup d’entre nous; celle mystérieuse de cet autre ancien Président Alphonse Massamba-Débat quelques jours après, mais qui est resté sans sépulture officielle et celle enfin brutale de bien d’autres enfants de cette terre congolaise et même ceux venus d’ailleurs.
C’est dans ce contexte que se poursuit notre chemin de carême. Nous nous approchons de Pâques. Autant dire qu’il est temps de se poser les bonnes questions pour se préparer à cette fin de carême. L’évangile que nous lisons ce dimanche nous en donne heureusement l’occasion avec cette histoire de Philippe à qui des Grecs demandent de voir Jésus.
Ces Grecs ont entendu parler de lui; il était fameux dans la région et veulent le connaître. Ils veulent le voir. Rien de plus banal après tout. Mais tout va prendre une autre dimension parce que c’est Jésus lui-même qui va leur dire qui il est, comment il faut le connaître. C’est le but de cet évangile. Les auditeurs auront probablement été surpris car ce ne sont pas des histoires de miracles ou des récits extraordinaires qu’il va leur raconter. Jésus se lance dans un discours un peu mystérieux que nous pouvons décrypter aujourd’hui, mais qui devait être plutôt hermétique à l’époque. En fait, le récit que nous avons est une sorte de répétition générale de la passion et de la résurrection, comme si c’était justement cela le point le plus important de l’identité de Jésus. Vous avez entendu ces phrases: «Maintenant, je suis bouleversé». «Père, délivre-moi de cette heure»! «Mais non, glorifie ton nom»! «Une voix du ciel a dit, je l’ai glorifié».
A quoi cela vous fait-il penser? Ce sont les mots même de la passion et de la résurrection. C’est ce que Jésus dit en substance au jardin des oliviers. L’identité de Jésus, ce qu’il veut montrer à ces Grecs qui veulent le voir, c’est cela: la passion et la résurrection. Voilà ce qu’il faut voir en Jésus. Mais Jésus ne parle pas seulement aux Grecs évidemment. Sinon l’histoire s’arrêterait là. Il va nous mener par une série de phrases à comprendre que c’est de nous qu’il veut aussi parler: «Ce n’est pas pour moi que cette voix s’est fait entendre. C’est pour vous». Puis il nous mène alors à comprendre en quoi nous sommes concernés: «Si quelqu’un veut me suivre, qu’il me suive; là où je suis, là aussi sera mon serviteur». Et pour être sûr que nous comprenions, il nous indique une route: «Celui qui aime sa vie la perd, celui qui s’en détache la garde pour la vie éternelle». Voilà une feuille de route tracée en quelques phrases. Tout cela n’est pas facile. Entrer dans cette suite du Christ? Perdre sa vie? Se détacher de la vie? Quand on entend cela on s’interroge. La vie est-elle si mauvaise que cela? Pourquoi est-elle problématique? Arrêtons-nous une seconde là-dessus car nous sommes dans un contexte où la vie est divinisée. L’anthropologie élémentaire nous signale justement que l’homme est un être tourné vers un «plus», un «toujours plus». C’est cette quête du plus qui affecte l’homme et le pousse à des expériences spirituelles de toutes sortes. Et les études sur les religions africaines nous disent que l’Afrique est la terre de la vie en abondance, de la vie à tout prix. Mais, la soif d’une vie réussie à tout prix et de manière spectaculaire fait éclater les bornes du bon sens chez bon nombre de chrétiens africains qui sont alors prêts à «tous les sacrifices» possibles pour accéder à la vie devenue idole et objet de convoitise jusqu’à la totale perdition de soi-même.

La vie devient alors ce dieu auquel on sacrifie les valeurs nobles de l’hospitalité, du respect parental, de la protection de la veuve et de l’orphelin, de l’amitié séculaire, etc. A cause de sa déification, des familles entières se disloquent, des amitiés salvatrices s’estompent, des vies jadis équilibrées sombrent dans la schizophrénie. Cette déification de la vie est le plus souvent entretenue et intensifiée par tous ces nouveaux «hommes de Dieu» qui sont, pour reprendre Khalil Gibran, «des faux messies qui veulent arranger le bonheur de l’homme tout en conspirant contre lui».

L’on pense avec opiniâtreté qu’il est possible à l’homme encore sur cette terre d’accéder à la vie ne connaissant pas de fin, alors que cela n’est pas du ressort de l’homme, mais de Dieu lui-même qui tient le fil de la vie et de la mort entre ses mains. On comprend donc pourquoi, l’urgence pour nous, et une grâce à demander, est de dédiviniser la vie, de lui redonner sa place de «don gratuit» de Dieu. Et comme don, elle n’est pas aussi absolue que le Dieu absolu lui-même. Elle est précieuse bien sûr; mais elle n’est pas la valeur suprême qui est Dieu lui-même pour qui on peut légitimement se permettre de se défaire de sa vie.

Lorsque le maintien de la vie à tout prix et à n’importe quel prix devient l’idéal d’une vie, les valeurs sont transmutées et les repères renversés. Dans des cas pareils, il n’est pas étonnant de voir des populations entières se contenter, sans révolte, d’une vie qui n’est plus en fait celle qu’un homme normal devrait tolérer. Ce n’est certainement pas de cette vie de Dieu que le Christ nous promet ce dimanche. «Celui qui aime sa vie la perd». N’est-ce pas cela notre gros problème? Nous perdons notre vie à force de trop l’aimer, de trop la préserver. «Celui qui s’en détache en ce monde, la garde pour la vie éternelle». Il ne pense pas à la garder pour lui. Il la risque, quitte à sortir de son confort et de sa routine pour chercher autre chose, peut-être à la suite du Christ. Ce qui est en jeu, c’est la vraie rencontre: celle de Jésus sur la Croix, celle de Jésus menacé, mais elle est conditionnée à notre capacité de nous libérer pour le rencontrer. C’est ainsi que nous connaîtrons la vraie vie.

Saturnin Cloud BITEMO, Sj.