Il serait léger de liquider d’une chiquenaude la réputation dont on entoure les jumeaux dans les traditions des différentes communautés du Congo. Qu’elles soient bénéfiques ou maléfiques, ces réputations marquent la considération dont ils jouissent. Et, d’ailleurs, leurs noms, leur désignation ou celle de leurs géniteurs renseignent à suffisance qu’un jumeau n’est pas un enfant comme un autre. On ne dit pas seulement «papa» ou «maman», mais papa ou maman de… Ou alors, une désignation qui est autant un titre, une distinction, une marque de différenciation, positive ou non.
C’est ce qu’écrit, dans un petit essai savoureux, le sociologue et politologue Claude-Richard M’Bissa, «Pouvoirs mystérieux des jumeaux en Afrique : mythe ou réalité ? – Le phénomène des jumeaux dans les coutumes et traditions des Mbétis du Congo» (1). L’auteur est, si l’on peut dire, qualifié pour décrire un phénomène qu’il connaît de l’intérieur. Non seulement, il a compté des jumeaux dans sa fratrie (Mvouo et Mpéa, décédés), et mais lui-même est le papa malheureux de jumelles qui sont décédées à quelques jours d’intervalle l’une de l’autre, en 1999.
Mais, vivants ou morts, les jumeaux laissent leurs marques dans l’entourage. Et puis ils sont réputés apporter de l’extraordinaire dans la vie de leurs géniteurs ou dans leur propre vie, le premier mystère pourrait consister en cela : ils naissent le même jour ou à quelques heures de différences et, quand cela arrive, il n’est pas rare qu’ils meurent à des délais «mystérieusement» rapprochés. Car ces phénomènes contribuent à alimenter une croyance solide en leurs pouvoirs surnaturels.
Et, chez les Mbétis, une communauté de 37.194 individus selon le recensement de 2007, renseigne M’Bissa, la croyance que des jumeaux «sont réputés être l’incarnation de mystères» est très prégnante. Ils sont «adulés comme des rois», mais aussi craints parce qu’ils peuvent «jeter» le mal sur les membres de la famille restreinte, le mal le plus récurrent étant le mal des yeux. Les Mbétis sont un peuple dont l’aire de vie s’étend de la Cuvette-Ouest, au Congo, en passant par la Lékoumou, jusqu’au Gabon. C’est le même peuple, à quelques nuances cosmogoniques près. D’ailleurs, rectifie l’auteur, le nom Mbéti est une aberration coloniale, une de plus, la vraie dénomination étant Mbéré. Ainsi, lorsqu’on sera en présence des Bamba ou des Obamba, on comprendra qu’il s’agit de ce peuple Mbéré que le colonisateur a enfermé dans la dénomination Mbéti !
L’essai de M’Bissa ne s’établit pas sur le simple rapport des coutumes, primaires ou essentielles, c’est une démarche scientifique. Et, comme telle, il renseigne sur le phénomène scientifique de la gémellité, sur la réputation qui l’entoure dans différentes ethnies approchées (par exemple les Fangs du Bénin.
La naissance des jumeaux est source de joie mais leur accouchement ne s’entoure d’aucun rite particulier, contrairement à la période de grossesse marquée par des interdits et des impératifs. Surtout dès lors que la gynécologie a pu aider à comprendre qu’une grossesse renferme des jumeaux.
C’est dans le cadre de vie des jumeaux nés que les Mbéré se démarquent des pratiques habituelles. Car, non seulement, aussitôt nés, les jumeaux subissent une période de «claustration» au domicile parental, mais leur évolution est surveillée par un sachant, un «Ngâ». C’est lui qui devait se charger de dresser le cadre de vie des jumeaux. Et il devait se recruter parmi des géniteurs de jumeaux. Dans la «clôture» parentale où ils évoluent, les jumeaux peuvent être visités par les voisins qui sont même autorisés à venir danser chaque soir le rite des réjouissances et des préceptes établis par le Ngâ : pas de coiffure pour la maman qui ne devrait boire qu’une eau tirée de la racine du palétuvier, ses déplacements étaient signalés par une clochette d’avertissement etc… Ces rites et préceptes prennent fin au jour de la «sortie des jumeaux», vivants ou … morts !
Comme souvent, les jumeaux «ankéra» en mbéré, naissent avec leur nom prédestiné : Mvouo pour l’aîné, Mpéa pour le second. Le papa des jumeaux, c’est le Ntara ankéra, alors que la mère est ngô ankéra. L’enfant qui naît après des jumeaux est M’Bissa ou ngolabo et le deuxième suivant, c’est Ndila ou Ndzila.
Le livre contient aussi des anecdotes sur le cas de certains jumeaux : ceux qui se sont perdus de vue pendant une trentaine d’années et se retrouvent, surpris de fumer la même marque de cigarettes et de posséder la même race de chiens ! Ou ces autres jumeaux qui réussissent au Bac avec la même mention…
Ainsi imprégnés de mystères, les jumeaux mbéré marquent l’ensemble de la représentation mbéré du monde : «l’imaginaire collectif mbéré, à travers des épopées et des fables, conçoit et représente un Dieu composé de deux esprits désignés par «Nziami a youlou», littéralement Dieu du ciel, et «Nziami a ntsié», le Dieu de la terre.
Ainsi défini, le monde mbéti-mbéré ne saurait être qu’un monde binaire, où la venue de deux enfants à la fois est source de merveilleuse interrogation sur la générosité des dieux ! A lire absolument, ne serait-ce que pour la qualité notoire de l’écriture, une caractéristique assez rare chez nos jeunes écrivains aujourd’hui.

Albert S. MIANZOUKOUTA

Claude-Richard M’Bissa, «Pouvoirs mystérieux des jumeaux en Afrique: mythe ou réalité? – Le phénomène des jumeaux dans les coutumes et traditions des Mbétis du Congo», L’Harmattan Congo, Sept 2020, 96pp.