On connaît cette exclamation d’un personnage Ahmadou Kourouma dans ‘’Le soleil des indépendances’’: «Mes amis, je vous le demande, à quand la fin de l’indépendance?» Ne pinaillons pas et reconnaissons-le en toute honnêteté: le bilan des indépendances en Afrique est plutôt problématique. D’aucuns, par esprit de polémique ou dans le souci honorable d’approfondir la réflexion, avancerons l’idée selon laquelle Rome ne s’est pas faite en un jour, pour reprendre la veille antienne; qu’il faut du temps et de la patience pour construire une nation jeune, quand bien même celle-ci serait pourvue de ressources naturelles génératrices de revenus substantiels au regard de sa dimension territoriale ou de sa population.

Tout cela est bien vrai, mais n’efface pas pour autant le fait que l’indépendance n’a pas apporté aux populations africaines ce qu’elles étaient en droit d’attendre d’elle, en termes de mieux-être social.

Dans une étude historique dense couvrant
la période allant de 1875 à nos jours, préfacée par Dominique Ngoie-Ngalla et publiée en 2020 aux Editions Publibook, Simon Batoumeni met à notre disposition un florilège de matériaux qui permet au lecteur qui en manifeste le désir, d’élaborer son propre bilan critique de l’indépendance du Congo: la volonté du Président Fulbert Youlou de conduire à bout le projet du barrage de Sounda qui devait faire du pays l’un des plus importants centres industriels d’Afrique, les journées d’août 1963 et la mise en place d’un secteur économique d’Etat sous la présidence Alphonse Massamba-Débat, l’arrivée au pouvoir du commandant Marien Ngouabi et la naissance du PCT (Parti congolais du travail), l’irruption de la rente pétrolière dans l’économie, l’avènement du CMP (Comité militaire du parti), la Conférence nationale, l’élection de Pascal Lissouba, la guerre civile de 1997 et le retour aux affaires de Denis Sassou-Nguesso, la politique de municipalisation accélérée, etc. Aucun évènement marquant de l’histoire postcoloniale n’a été oublié par l’auteur, ce qui fait de l’ouvrage de Simon Batoumeni un précieux outil d’analyse politique, aussi bien pour les amateurs que pour les spécialistes.
Simon Batoumeni privilégie, dans son étude, une approche que l’on pourrait qualifier de moraliste, pour expliquer l’évolution politique, peu ou prou, chaotique du Congo depuis l’accession à l’indépendance et ce, fort de la caution théorique de Dominique Ngoie-Ngalla: «Aux indépendances, blancs becs parfaits dans la gestion des affaires publiques, écrit l’auteur de Lettre d’un Pygmée à un Bantou, dans la préface de l’ouvrage, ceux qui prennent la relève du colonisateur n’ont pas ce zeste de sagesse et la force morale nécessaires pour faire face aux défis d’une relève difficile, reprendre ce qu’il y avait à reprendre à l’héritage colonial pour le transformer, le perfectionner. Par exemple, la rigueur dans l’action administrative, le sens et la passion de l’ordre, la mise entre parenthèses de ses affects dans la gestion des affaires publiques.»
Cette approche moralisante de l’histoire, du moins telle s’articule dans l’étude, aboutit in fine à mésestimer un phénomène comme celui de la domination impérialiste. Or, aucune analyse approfondie de l’évolution politique du Congo – comme de autres pays africains -, ne peut faire l’économie de la question impérialiste, tant pour ce qui est de la période des années soixante, qu’aujourd’hui, avec tout ce qu’une telle problématique suscite de débats, passés et actuels: l’échange inégal, la détérioration des termes de l’échange, la tendance au surendettement des pays de la périphérie capitaliste, la question de l’Etat, etc.
On ne peut guère comprendre, par exemple, le caractère délétère des rapports politiques entre le régime du MNR (Mouvement national de la révolution) et la Ve République gaullienne, sans prendre en compte le fait que l’ouverture du gouvernement Alphonse Massamba-Débat vers la Chine, l’URSS et les autres pays du «camp socialiste», était vécue par l’ex-puissance colonisatrice comme une menace pour ses intérêts stratégiques et économiques au Congo et au-delà, en Afrique centrale. Tout comme on se ferait une idée tronquée de la guerre de 1997 et de ses prolongements dans le sud du pays, en n’intégrant pas dans la réflexion la donne pétrolière.
Selon Simon Batoumeni, la mal-gouvernance qui imprègne la société congolaise est «l’arbre qui cache la forêt d’une carence plus profonde: la rareté des hommes de valeur. Des individus réunissant en eux l’excellence technique ou intellectuelle, le caractère, la droiture et l’altruisme, il y en a, mais en nombre trop insuffisant.»
On serait tenté de répondre spontanément ce qui suit: dans tout milieu humain, y compris dans les sociétés les plus avancées, les hommes de valeur, au sens où l’entend l’auteur, constituent une espèce plutôt rare. Car les sociétés humaines, il faut bien l’admettre, sont composées d’hommes ordinaires et non d’hommes fantasmés si l’on peut dire, quelles que soient par ailleurs les qualités intrinsèques qui sont les leurs.
Ce dont nos pays d’Afrique ont besoin, ce sont pour l’essentiel de bons maîtres d’écoles, des médecins, des ingénieurs, des artisans, des artistes des intellectuels authentiques. De toute évidence, ces hommes et ses femmes existent au Congo — et dans sa diaspora — ainsi que le rappelle l’étude, mais les défaillances de la gouvernance politique et la crise du système d’enseignement gangrené par la corruption — les diplômes s’achètent comme on le sait — font que leur nombre tend à se restreindre. Cela précisé, ce qu’affirme l’auteur, à propos de l’élite, cette force de stimulation et d’entraînement de la société, est peu contestable: «L’élite (…) regorge de consommateurs préoccupés par le confort ou le luxe, obsédés par le rang social ou la possession matérielle.» Et cette critique, on le comprend aisément, concerne au premier chef les intellectuels qui peinent à assumer leur rôle de critique de l’ordre social, ou s’en détournent plus simplement.
Dans la lancée, l’auteur ne se montre pas indulgent, c’est le moins qu’on puisse dire, à l’endroit de cette partie de l’élite qu’est la classe dirigeante congolaise: «L’incapacité à s’en tenir aux normes qu’elle édicte elle-même semble être le trait distinctif de cette classe politique (…) Rarement, trop rarement, elle procède d’une vision politique, d’un projet pour la communauté.»
Selon l’auteur, l’état de décrépitude de l’économie congolaise ne s’explique pas uniquement par la seule mal-gouvernance de la classe dirigeante, mais aussi par une certaine incapacité de la population à se prendre en charge: «L’absence d’initiative personnelle ou collective en matière entrepreneuriale, dans un environnement qui offre bien des atouts, laisse perplexe.»
Ce point de vue semble faire fi du rôle du secteur informel dans l’économie. C’est justement parce qu’une partie importante de la population active — les acteurs jeunes de celle-ci notamment — se prend en charge à travers les activités du secteur informel de l’économie, qu’une certaine stabilité sociale est rendue possible. Pour le dire dans un langage plus économique, le secteur informel assure, par l’entremise de ses acteurs, une partie importante de la reproduction sociale.
Simon Batoumeni soulève la question majeure de la viabilité des Etats africains postcoloniaux: aussi longtemps, pense-t-il, que les pays pourvoyeurs de matières premières joueront leur rôle dans la division internationale du travail, ils parviendront vraisemblablement à se maintenir dans leur configuration actuelle, au profit de leurs élites, et des puissances nanties et émergentes. Ce rôle épuisé, la perspective d’une remise en cause de l’espace territorial de ces Etats n’est pas à écarter, si les maux qui les rongent, incurie économique, pillage des ressources nationales, instrumentalisation de l’ethnocentrisme à des fins politiques, etc., en viennent à persister. A méditer!
Le passionnant ouvrage de Simon Batoumeni, au ton tantôt mordant, tantôt ironique ou enjoué, nous plonge avec entrain dans la fiévreuse histoire du Congo, sans jamais se dessaisir du souci sacré de vérité. Il faut le lire d’une seule traite, de la première à la dernière page.

Jean José
MABOUNGOU