Cette année, en décembre prochain, le monde musical fêtera les 120 ans de la naissance de Paul Kamba, le père tutélaire de la musique des deux Congo. En décembre dernier, le 119e anniversaire de la naissance du musicien a coïncidé avec la reconnaissance de la Rumba congolaise comme «Patrimoine immatériel de l’humanité» par l’UNESCO.

Comment Paul Kamba est-il devenu le père tutélaire de la musique des deux Congo?
Sa tâche historique consista à transcender les folklores communautaires, ethniques par la création d’une expression musicale citadine portée par une langue trans-ethnique, le lingala, ayant le don d’affirmer et d’affermir une nouvelle identité jusque-là inconnue: celle de la ville porteuse d’une nouvelle humanité, d’une nouvelle fraternité. Il fut, dans les années 40, la première star musicale trans-ethnique qui balisa la voie dans laquelle allaient s’engouffrer après, sa mort en 1950, Wendo, Moundanda, Adou Elenga, Franco, Essous, Kallé Jeff et leurs successeurs.
On l’appelait Po’olo Ka’mba. La transcription des prénoms européens dans les parlers bantous rend parfaitement compte de l’acrobatie langagière où se trouvent les peuples de la terre à décliner correctement des vocables venus d’ailleurs. Ainsi, en est-il du prénom Paul qui devient Pavel, dans les pays slaves, Paolo, en Italie, et Pablo, chez les Ibères de la péninsule hispanique. Sur les rives du Congo, le prénom Paul devient Po’olo, André est prononcé Andélé, Thérèse se change en Teressa ou Telessa, alors que Folola est l’équivalent, dans certains patois congolais, du prénom français Florent.
Lorsqu’il naquit le 12 décembre 1912 à Mpouya, l’infirmier-accoucheur, selon l’usage de l’époque, choisit le prénom chrétien Paul qu’il annonça à ses parents. Ceux-ci, à leur tour, diffusèrent aux siens la nouvelle de la naissance de leur enfant appelé Po’olo. Paul Kamba grandira, sera célébré, vénéré et immortalisé à travers son prénom Po’olo, accompagné du patronyme Kamba.
Paul Kamba fut un enfant de l’immigration.
Créateur culturel dans une agglomération qui n’était encore que balbutiement, il contribuera, par la musique, à donner une âme et une identité à sa nouvelle patrie, Brazzaville, et sa sœur jumelle assise sur l’autre rive du Pool-Malebo, la ville de Léopoldville.
Il devait sa naissance à Mpouya, en pays boma, à la présence de sa famille auprès des Pères missionnaires. Son père Kamba était originaire du village Boka (Boa, en mbochi), situé sur la rive droite de l’Alima, à quelque 5 km de l’embouchure de la rivière Pama. Au croisement des XIXe et XXe siècles, à l’heure des conquêtes coloniales, Boka fut érigé en place forte militaire par un officier français, le capitaine André Lados. Il se servira de cette base pour lancer des raids meurtriers contre les résistants à la colonisation française dans le bassin des rivières Alima, Nkéni et Pama. C’est certainement à Boka que le jeune Kamba, futur père de Po’olo, fit la connaissance des missionnaires catholiques avec lesquels il émigra dans un village appelé Boundji, sur l’autre rive de la rivière Alima. Les missionnaires avaient choisi l’emplacement de ce village qui explosera bientôt en une grande cité, pour élever une église catholique.
Quand Kamba revint dans sa contrée natale, ce fut pour prendre une femme au village Okouma, aujourd’hui situé dans le dos de la ville d’Ollombo, sur la piste qui mène au village Abessi, qui devint Mabirou, transcription mbochie de «mon bureau», où les Français s’installèrent provisoirement. Son retour à Mboundji sera synonyme d’une odyssée qui le conduira avec les missionnaires à Mpouya, puis à Brazzaville.
Dans la capitale de l’Afrique équatoriale française qui n’était alors que balbutiement, le petit Po’olo fut scolarisé à l’Ecole Jeanne d’Arc. Ce n’était pas un conservatoire, qui aurait eu l’avantage professionnel de préparer le jeune homme à une carrière de musicien. Toutefois, deux facteurs, l’un circonstanciel et l’autre génétique, détermineront la suite de la vie musicale de l’adolescent.

Don génétique maternel

Le premier de ces deux facteurs cingla comme une ironie du sort. En effet, c’est dans le cadre de sa profession que, se trouvant à Léopoldville, Po’olo Kamba fit la connaissance de jeunes gens, des Congolais et des Ghanéens, rassemblés sous la bannière d’un groupe musical dénommé Orchestre de Liège, encore appelés 17 Boys. Ce coup du sort bouleversera son avenir. En effet, une fois de retour sur la rive droite du Pool-Malebo, le jeune homme de 20 ans crée, en 1932, avec un associé du nom de Loboko, la formation musicale «Bonne Espérance», un groupe vocal qui mit en lumière ses jeunes animateurs. Toutefois, dix ans de maquis seront nécessaires avant que Paul Kamba ne plante le décor qui le consacrera père tutélaire de la musique des rives du Pool-Malebo avec son mythique groupe le Victoria Brazza.
Sur le plan génétique, il avait hérité de ses parents maternels un don naturel de l’animation musicale qu’on retrouvera avec le même bonheur chez deux de ses cousins maternels. Sa mère avait deux sœurs. L’une d’elle se maria à Ossa’a (Ossa’a et Akongo), actuellement à 10 km de la ville d’Ollombo, sur la route d’Abala. L’autre se maria au pays bangangoulou. Celle d’Ossa’a enfanta Ngakosso qui sera surnommé ‘’Alanga dzembo’’. Celle du pays bangangoulou mit au monde Douniama Dzimpa. En 1945, alors qu’il séjournait à Kwamouth, au Congo-Belge, Ngakosso mérita de sa campagne centrafricaine le surnom «Alanga Dzembo» (fou de la chanson, littéralement soûl de la chanson), parce que son compagnon consacrait des journées entières à sa passion pour le chant.
A Léopoldville, où il était leader des groupes d’animation au quartier Ngiri-Ngiri, on l’appelait ‘’Alanga Dzembo’’, comme s’il s’agissait d’un prénom et d’un patronyme. Quand il revint à Brazzaville, son patronyme Ngakosso avait disparu pour laisser place à son surnom, Alanga. Son cousin Po’olo l’aida à enregistrer dans les studios de Léopoldville, puis il retourna au pays mbochi, devint lead chant d’un folklore qu’il fonda et fut vénéré dans tout le district d’Ollombo comme leader musical jusqu’à sa mort. Il était unanimement connu sous le nom d’Alanga.
L’autre cousin, Douniama Dzimpa, bouleversa la donne de la chanson folklorique du pays bangangoulou. Il fut, et est resté, sans contexte, le plus grand griot du folklore «Ognegne». En pays mbochi, Douniama avait un alter ego du nom d’Opéra, l’oncle maternel de Mgr Benoît Gassongo.
Opéra chantait le folklore «Olée». Les meetings du duo Opéra et Douniama affolaient les mélomanes mbochis et bangangoulous. Comme dans le cas d’Alanga, Po’olo amena son cousin Douniama dans les studios de Léopoldville.

Le lingala, la ville et la nouvelle expression artistique

Dans les années 20, 30, et 40, Brazzaville en était encore à ses balbutiements. Sa vue panoramique était réduite à une touffe de maisons enfouies sous des arbres longeant le fleuve Congo. Le voyageur venu du côté nord de la ville embrassait une vaste plaine essaimée de cases arrondies des villages tékés, avant de se fondre dans un village conquis sur des marécages qu’on appellera Poto-Poto, c’est-à-dire la boue, en lingala.
Assis à la lisière de Brazzaville, le village des Blancs, le village des Noirs, Poto-Poto, était le prolongement de ce qui fut jadis M’Faa, le village téké qui accueillit les premiers colons.
De l’autre côté du village des Blancs, le voyageur venu du Bas-Congo se résignait dans le village Mbama dont le nom disparaîtra au profit de l’indication géographique de l’origine de ses habitants pour se muer en Bacongo. A cette époque, la secousse coloniale n’avait pas encore réussi à braquer les populations de la colonie sur Brazzaville. Les miliciens, les gens de corvée asservis par le portage, les commerçants tékés, kongo, balalis, bangalas et, parfois, des aventuriers, voyeurs furtifs, composaient l’essentiel de la population de cette ville naissante.
Ces populations détachées de leur habitat naturel par le fait colonial étaient, à l’image des Juifs sur les rives de Babylone, en pays étranger. Le chant qui s’élevait, le soir, de leurs bouches cloisonnait chaque communauté dans le souvenir de sa contrée d’origine. Alors qu’une nouvelle fraternité brisait les remparts de la tour de Babel avec la promotion de la langue lingala issue d’un brassage des parlers communautaires, l’expression artistique de cette nouvelle humanité restait prisonnière des folklores régionaux, sans qu’aucun d’eux ne s’imposa aux autres. Ce cloisonnement des expressions folkloriques était une borne à l’épanouissement d’une expression artistique unique conforme à la fraternité que la ville promouvait. C’est au génie d’un «fou de la chanson», un alanga dzembo, Po’olo Kamba, qu’on doit la levée de cette équivoque.

Paul Kamba, novateur musical
En effet, à contrario de ses deux cousins, Ngakosso et Douniama nés au village qui retournèrent chacun dans sa contrée natale animer les folklores olée et ognegne, Paul Kamba, enfant de l’immigration, se tourna résolument vers un chant dont le support langagier était une langue trans-ethnique, en l’occurrence le lingala.
La tâche historique qui fut la sienne consista à transcender les folklores communautaires, par la création d’une expression musicale citadine ayant le don d’affirmer et d’affermir une nouvelle identité jusque-là inconnue: celle de la ville. Les foules qui se pressaient aux concerts de Po’olo Kamba et son Victoria Brazza aspiraient à cette nouvelle identité, à ce nouveau mode de vie, et faisaient chorus avec le musicien pour le remercier d’avoir répondu à leur attente en donnant une âme et une identité à l’espace urbain qui devenait leur habitat. Quelque part, si Brazza et Augouard avaient apporté une touche politique et religieuse dans la construction de Brazzaville et du Congo, Paul Kamba pouvait, à juste titre, revendiquer, dans cette œuvre, l’apport de sa touche artistique.
Le premier frémissement de la nouvelle ville appelée Brazzaville qui cristallisa les passions fut d’inspiration artistique portée par Po’olo Kamba.
Sur le plan de la modernité, il fut, incontestablement, la première star de Brazzaville et du Congo. A Brazzaville, comme à Léopoldville, il était au centre de toute l’attention des nouveaux mondains. Tout ce qu’il faisait était tendance et s’épuisait en mille rumeurs. Comme l’écrira le grand journaliste Mfumu, d’heureuse mémoire, «il portait beau sa célèbre coiffe nommée Essoumba…Il était aussi un pionnier dans l’arbitrage dans le domaine du football au Congo».
Les jeunes d’aujourd’hui le reconnaîtraient volontiers dans le mouvement de la SAPE. Sa photo éponyme témoigne de la vivacité du regard d’un bel homme décrit par ses contemporains comme spectaculaire, voire théâtral.
Wendo Kolosoy, l’autre père de notre musique qui créa à la suite de Po’olo Kamba, Victoria Kin sur l’autre rive du Pool- Malebo, ne tarira pas d’éloges pour cet aîné qu’il admirait. Il enregistra des chansons à sa mémoire et contribua à rendre son souvenir impérissable. Lorsqu’il mourut prématurément à 38 ans, en 1950, Paul Kamba avait déjà réussi à boucler sa mission terrestre. Sa voix et l’expression artistique de son corps avaient accompagné et soutenu l’espoir d’une renaissance, d’une nouvelle humanité qui survivra au dérèglement imposé par la conquête européenne.
Antoine Moundanda, son fils spirituel qui lui rendit un vibrant hommage, avait, sans nul doute, compris cette problématique de la ville comme trait d’union d’une expression fraternelle. Le titre de son tube éponyme décliné comme une prière à la mémoire du maître n’était-il pas intitulé: «Mabélé ya Po’olo» (la patrie de Paul. Littéralement, la terre de Paul)? Ainsi, au moment de sa mort, Paul Kamba, comme artiste- musicien, avait déjà contribué à la construction d’une identité trans-tribale fraternelle dont la ville qu’il célébrait dans ses chansons était porteuse.
Sept décennies après sa disparition, la ville dont il fut, tel un puissant aimant, la principale attraction est plus que jamais debout, emplie de sonorités aux harmoniques infinies. Po’olo Kamba, lui, est dans le ciel.
Etoile planétaire d’une illustre galaxie de pierres précieuses, Po’olo Kamba forme, là-haut, une phratrie de bienheureux avec ses successeurs Wendo Kolosoy, Adou Elenga, Antoine Moundanda, Essous Jean Serge, Nino Malapet, Tabu Ley, Pongo Love, Kallé Jeff, Papa Wemba, Nico Kassanda, Ange Linaud, Pamelo Mounk’a, Pépé Kallé…

François ONDAI AKIERA