Ils sont très peu – et on peut les compter du bout de doigt- ces hommes et ces femmes politiques qui, sous nos tropiques, pour quitter la scène, choisissent le chemin de l’élégance et de la dignité, c’est-à-dire sortent par la grande porte et dans la joie d’avoir servi leur peuple.

Ces derniers temps, en plein XXIe siècle, et ce même depuis la fin du XXe siècle, des images apocalyptiques de fin de règne de certains d’entre eux: Marien Ngouabi, Samuel Doe, Joseph Kabila père, Joao Bernardo Vieira, Laurent Gbagbo, Mouammar Kadhafi, Robert Mugabe et El Béchir ou le tout dernier Ibrahim Boubacar Keïta, le désormais ex-président malien (n’en déplaise à la CEDEAO), proche de l’âge de la pierre taillée et d’une rare violence émanant des hommes dit civilisés ont, avec l’aide des médias, choqué et fait le tour du monde. Le choix d’entrer dans l’histoire en quittant la politique reste la marque des grands esprits quand ils sont au crépuscule de leur longue carrière politique ou à la fin d’un mandat constitutionnel. Longue par rapport au temps chronos et qui ne rime pas toujours avec la qualité du travail abattu pour le bien ou l’intérêt de leur peuple. D’ailleurs, chez nous, le Prix Mo Ibrahim inauguré en 2007, pour un leadership d’excellence en Afrique et doté d’un montant de cinq millions de dollars, financé sur la fortune personnelle de Mo Ibrahim, souffre énormément pour trouver preneur chaque année. Cela n’est pas surprenant quand on voit la liste et le type des dirigeants que nous avons sous nos tropiques. En fait, les hommes politiques à la taille de Nelson Mandela dans notre continent se comptent au bout des doigts. Même les vingt-sept ans de prison à Robben Island n’ont pas transformé Madiba en monstre habité par une soif de vengeance tenace et aveugle envers les petits blancs racistes, ses bourreaux, qui avaient mis en place, depuis 1910, la politique ségrégationniste de l’apartheid, en Afrique du Sud. Au contraire, il en était sorti en choisissant délibérément le chemin de l’histoire. Mandela avait en tout cas le choix entre l’histoire et la politique: mettre le pays sur les rails en laissant des institutions solides et démocratiques. Mais pour cela, il aurait fallu, selon le mot de Jean d’Ormesson, qu’il «quitte la politique pour entrer dans l’Histoire». C’est ce qu’il a fait. C’est à ce carrefour de l’Histoire qu’une partie importante de son peuple l’attendait et l’a trouvé. Mandela, c’est la sagesse au pouvoir (Ngoïe-Ngalla). Mais est-ce hasard, s’interroge toujours Dominique Ngoïe-Ngalla, si tous les groupes humains de la terre (les fameuses races!), des Blancs aux Jaunes, en passant par les Rouges, comme d’instinct, se soient rendus à Soweto rendre hommage à un homme, dans la hiérarchie des racialistes et des racistes, logiquement classé dans la dernière race. Mandela est un modèle. Mais campé sur une telle hauteur d’exigence, il faut craindre qu’il ne reste longtemps inimitable. Cette crainte du professeur Ngoïe-Ngalla, un de nos meilleurs esprits, se vérifie avec le cas d’Alassane Ouattara, l’actuel président ivoirien, sans oublier celui de son voisin, Alpha Condé. Si demain l’Afrique veut tout de même convaincre que, loin d’être un pur accident de l’histoire, Mandela est le pur produit de la sagesse africaine qui peut en produire d’autres, il faut que ceux qui parlent au nom de Mandela jettent la sonde dans le riche patrimoine culturel et spirituel de l’Afrique et s’en inspirent. Les longues luttes politiques au nom de la démocratie et dix ans d’exercice du pouvoir devraient augurer d’une nouvelle ère avec Alassane Ouattara (et même Alpha Condé). Hélas, qu’est-ce qui retient encore Alassane Ouattara pour quitter la scène par la grande porte? Pourquoi ne saisit-il pas de cette occasion en or pour porter le costume d’un Mandela par exemple en laissant ce pays avec les acquis démocratiques et sur le chemin d’une réconciliation véritable? Se croit-il si indispensable pour la Côte d’Ivoire? Ces questions si simples peuvent rester sans réponse claire, à moins que les portes des temples nous soient ouvertes pour entrer dans les secrets des dieux. Il n’en est rien. Pour un observateur même non avisé qui suit bien l’actualité du pays d’Houphouët-Boigny et du monde en ce temps de crise sanitaire aux implications économiques importantes, les atermoiements du brave Tchê, comme on l’appelle, à tirer la révérence peuvent s’expliquer par trois facteurs que voici.
1. La mauvaise gestion politique de la crise de 2011, le manque réel d’un grand désir pour engager tout le pays dans un processus de réconciliation après une violente crise qui remonte à 1999 et la justice des vainqueurs mise en place par son régime font craindre à Ouattara et son régime le retour du bâton. Amateurisme ou mauvais calcul politique? Il semble difficile de comprendre les choix politiques d’Alassane Ouattara sur cette question si sensible et capitale. Espérait-il sans doute une condamnation de Laurent Gbagbo par la CPI avec le soutien du parrain? La preuve: c’est après l’échec de La Haye que sa justice le fait condamner sur le «pillage» de la BCEAO pendant la crise de 2011. Et pourtant, il avait tous les moyens pour «dompter» Laurent Gbagbo et pacifier la Côte d’Ivoire à l’image de Mandela. Aux espoirs fondés sur lui pour changer l’image de l’Afrique, pour faire rêver ces millions de jeunes africains dont beaucoup périssent dans le désert et la méditerranée sans compter ceux emprisonnés par des racistes et sauvages libyens, c’est l’épouvante, la honte, la barbarie, le téléguidage depuis Paris qu’il nous offre. Pathétique. Quel héritage nous laisse-t-il? Ne donne-t-il pas raison à ceux et celles qui pensent qu’il y est grâce à la volonté de l’ancien colon? Dans tous les cas, son entêtement jusqu’à renier sa propre parole pour se retirer de la politique sous prétexte qu’il ne trouve pas quelqu’un parmi tous ces cadres qui l’entourent pour le faire en dehors de Gon Coulibaly (paix à son âme) traduit une peur de croiser le fer. La préparation de la relève est aussi signe d’un leadership avisé et éclairé.
2. Le deuxième élément qui fait hésiter Alassane Ouattara à quitter le plancher par la grande porte est, sans doute, le lourd dossier de la rébellion de 2001 qui ébranlera cette étiquette factice de démocrate et d’homme policé qu’il s’est construit ou mieux les médias occidentaux ont véhiculé de lui. Le tableau est lourd: assassinats des milliers d’ivoiriens, occupation de plus de 60% du pays pendant dix ans, pillage des ressources naturelles du pays, casse de la banque de la BCEAO de Man, et bien d’autres violences. Et le départ de Guillaume Soro du navire Ouattara est loin de rassurer cet homme quant aux possibles révélations sur ce mouvement barbare impliquant tout son régime, Blaise Compaoré et la France politique. En tout cas, le risque d’être appelé devant les tribunaux est de plus en plus grand. C’est vrai que cela relève du droit de réserve pour certains protagonistes comme Soro et bien d’autres, mais tôt ou tard ils n’échapperont jamais à la justice. Peu importe le temps que cela prendra, les historiens s’en chargeront pour établir les faits et il rendra compte même à titre posthume. C’est aussi un des rôles de l’histoire.
3. Il faut souligner la position d’Alassane Ouattara sur le franc CFA. Il en est un des défenseurs pour le compte du parrain. Comme ancien gouverneur de la BCEAO, il doit avoir des éléments pour défendre cette monnaie comme la stabilité monétaire de la zone CFA, mais le fait que c’est le parrain qui prend l’initiative des réformes pour la monnaie regroupant quatorze pays indépendants depuis plus de soixante ans pose problème. «J’ai voulu engager cette réforme», a souligné le président Macron, comme pour souligner que la France conserve les rênes. Cette insistance à s’attribuer la paternité du changement, si elle renvoie à une certaine inertie des dirigeants concernés, n’est pas de bon augure alors qu’il s’agit d’inciter les Etats ouest-africains à prendre leurs responsabilités. Que des Etats indépendants depuis plus d’un demi-siècle ne disposent pas de cet attribut fondamental de la souveraineté qu’est la monnaie apparaît comme une anomalie, souligne le quotidien français Le Monde. L’arrangement avec Paris peut être vu comme un cadeau aux élites francophones africaines, dont le pouvoir d’achat est gonflé. A cet égard, la vraie-fausse disparition du franc CFA annoncée par Macron ne changera rien. Et la côte d’Ivoire constitue, à elle seule, un poids économique lourd dans cette partie de l’Afrique non seulement pour ses réserves au trésor français mais pour les investissements de l’Hexagone dans ce pays. En pleine crise économique, il sera difficile au parrain de lâcher prise sur le franc CFA si tous les chiffres en million d’euro de bénéfices avancés par certains spécialistes de la monnaie ou de la finance internationale dans les transactions économiques entre les pays partageant cette monnaie sont réels. Et pour lui, l’homme, c’est Ouattara. Un ami de la France, cette France qui a besoin de ses «colonies d’exploitation» pour continuer l’extraction. C’est l’autre côté caché du parrain pourtant grand expert et défenseur des droits humains. Un vrai valet de la France comme bien d’autres dans les ex-colonies. Il y est même allé pour prendre le quitus et quelques conseils (repousser les élections et ouvrir un débat national pour calmer le jeu) auprès de son fils Emmanuel Macron pour éviter une nouvelle crise politique. C’est le prototype de l’homme selon les canons du colon. C’est l’homme achevé selon le système éducatif depuis la colonisation que nous n’avons jamais remis en question qui avait (continue encore malheureusement) comme finalité: former des auxiliaires pour l’administration coloniale. Au pays de l’abbé Fulbert Youlou, la longue parenthèse de la période dite rouge ou «marxiste» avec ses grandes théories n’était pas parvenue à le déboulonner et à proposer une alternative réaliste. Son seul et unique héritage: le récital quotidien de leur invective contre le capitalisme et la religion catholique surtout comprise comme avatar de ce système libéral, l’armement de la jeunesse et la violence sans nom avec la disparition de plusieurs personnes au nom de la révolution.
Pour finir, j’emprunte des mots à Achille Mbembe, historien camerounais, qui répondant à une question sur l’attitude de la France face à la démocratisation en Afrique noire et sans sourciller, affirme que la France l’accepte seulement du bout des lèvres. Dans son pré carré, elle s’y oppose avec ténacité depuis 1960. La France est connue pour prodiguer un soutien indéfectible aux régimes les plus corrompus du continent et aux satrapes les plus tordus. Il faut souhaiter qu’elle se désengage véritablement du continent. Les autres puissances ne s’opposent pas autant à la démocratisation. Cynisme et hypocrisie suffisent largement – encore que de nombreuses institutions privées américaines apportent une aide multiforme à la consolidation de la société civile. Cela dit, si les Africains veulent la démocratie, c’est à eux d’en payer le prix. Personne ne le fera à leur place. Ils ne l’obtiendront pas non plus à crédit.

Saturnin Cloud
BITEMO, SJ