Il existe en Grèce, à l’est de la mer Egée, non loin des côtes de la Turquie, une petite île isolée qui s’appelle Patmos; c’est là que l’auteur de l’Apocalypse (saint Jean, selon la tradition) a eu jadis la vision qui nous a été rapportée dans la première lecture. Il était exilé dans cette île, vers la fin du premier siècle de l’ère chrétienne, au moment où sévissait une persécution contre les disciples du Christ; dans cette situation il ne pouvait arrêter ses regards sur la terre de Patmos, ni sur la mer qui l’entourait de toutes parts, et il lui fut donné de voir par l’imagination «une foule immense […] de toutes nations, tribus, peuples et langues»; il s’agissait de ceux qui avaient témoigné du Christ jusqu’au prix de leur vie, et qui, désormais, se tenaient en présence de Dieu. L’auteur de l’Apocalypse délivrait ainsi un message d’espérance; lui-même victime de la persécution, il disait à ses frères et sœurs: même si vous êtes aujourd’hui dans l’épreuve à cause de votre foi, un avenir vous est promis, vous serez un jour en présence de Dieu. Et ce message est resté d’actualité jusqu’à nos jours: si des disciples du Christ sont incompris ou persécutés à cause de leur foi, qu’ils ne cessent pas d’espérer; Dieu ne les abandonnera pas, le bonheur leur est promis. C’est bien ce que Jésus avait lui-même enseigné: «Heureux êtes-vous si l’on vous insulte, si l’on vous persécute et si l’on dit faussement toute sorte de mal contre vous, à cause de moi. Réjouissez-vous, soyez dans l’allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux!» La sainteté, pourtant, n’est pas réservée à ceux et celles qui sont dans ces situations extrêmes. Elle est offerte à tous et à toutes, à travers toutes les circonstances de la vie, et jusque dans le plus ordinaire des jours. Dans sa belle exhortation La joie et l’allégresse, le Pape François l’a rappelé avec force: «J’aime voir la sainteté, dit-il, dans le patient peuple de Dieu: chez ces parents qui éduquent avec tant d’amour leurs enfants, chez ces hommes et ces femmes qui travaillent pour apporter le pain à la maison, chez les malades, chez les religieuses âgées qui continuent de sourire […] C’est cela, souvent, la sainteté “de la porte d’à côté”, de ceux qui vivent proches de nous et sont un reflet de la présence de Dieu… » (§ 7). Cette sainteté, qui peut passer par de petits gestes au jour le jour, est en tout cas offerte à chacun – et non seulement à ceux qui sont membres de la communauté chrétienne, mais également en dehors de celle-ci: qui de nous n’a pas été témoin (dans une famille, dans nos quartiers, dans un hôpital,) de paroles ou de gestes émanant d’autres croyants ou d’incroyants et qui lui sont apparus comme des signes de l’Esprit Saint œuvrant dans le monde? Le concile Vatican II est même allé jusqu’à écrire: «nous devons tenir que l’Esprit-Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associé au mystère pascal» (Gaudium et spes, 22). Mais c’est Jésus qui, dans l’évangile que nous avons entendu, nous révèle en plénitude le chemin de la sainteté. Ce chemin, certes, se heurte à tout ce qui, dans notre monde, est sous le signe de la volonté de puissance, de l’injustice, de la violence, de l’exclusion ou de la haine. Suivant les mots du théologien Dietrich Bonhoeffer au siècle dernier, la grâce à laquelle sont appelés les disciples du Christ n’est pas «la grâce à bon marché» mais «la grâce qui coûte». Et néanmoins elle est offerte à chacun de nous et il nous est possible de l’accueillir. Comme le dit encore le Pape François dans son exhortation, être pauvre de cœur malgré la séduction des fausses richesses, «c’est cela la sainteté» (§ 70); savoir «pleurer avec ceux qui pleurent, c’est cela la sainteté» (§ 76); «regarder et agir avec miséricorde», «c’est cela la sainteté» (§ 82); «semer la paix autour de nous, c’est cela la sainteté» (§ 89)… Ce message, il est vrai, nous l’entendons alors que notre Église est durement éprouvée depuis quelque temps. Nous avons une conscience plus vive du péché au sein de cette Église: les abus et scandales qui sont régulièrement dénoncés paraissent démentir les propos traditionnels sur la perfection chrétienne, ou tout au moins entachent gravement la crédibilité de notre témoignage. C’est comme le spectacle à la fois désolant et honteux que nous offrons depuis quelques jours via les réseaux sociaux. Mais au cœur de cette situation même, nous sommes invités à retrouver d’autant plus la vocation de notre Église qui est justement vocation à la sainteté. Il n’y a pas une Eglise des pécheurs d’un côté et, de l’autre, une Eglise des saints; il y a une seule Eglise, qui est blessée dans son corps à cause du péché de ses membres, mais qui aujourd’hui encore est appelée à la sainteté et qui doit s’efforcer d’en vivre. Plus nous entendrons en vérité cet appel, plus nous ressentirons la blessure de ce qui, dans la vie de notre Eglise, est en contradiction avec le message de l’Evangile. Mais aussi, plus nous entendrons cet appel, plus nous nous disposerons à suivre Jésus sur le chemin qu’empruntèrent jadis saint François d’Assise, saint Ignace, Baba Simon, Annuarite, Emile Biayenda, et plus il nous sera donné d’éprouver dès maintenant la béatitude paradoxale de ceux qui sont pauvres de cœur, doux, compatissants, assoiffés de justice et miséricordieux – dans l’espérance de rejoindre un jour, par-delà notre mort, la foule immense de ceux et celles qui sont définitivement en présence de Dieu et qui s’exclament: «Louange, gloire, sagesse et action de grâce, honneur, puissance et force à notre Dieu, pour les siècles des siècles! Amen!»

Saturnin Cloud BITEMO, SJ