Après la parabole du semeur que nous avons entendue la semaine dernière, la liturgie nous permet, ce dimanche, de continuer notre progression dans le discours parabolique de Jésus chez saint Matthieu. Ce sont trois nouvelles paraboles qui nous sont présentées: le bon grain et l’ivraie, le grain de sénevé, le levain dans la pâte. Nous savons que, comme signalé le dimanche dernier, le but des paraboles est de nous faire entrer dans la connaissance des mystères du Royaume, connaissance qui ne désigne pas une plus grande évidence intellectuelle du Royaume mais une perception intérieure de sa présence active dans le monde. Ce qui rassasie l’âme, nous dit maître Ignace de Loyola, ce n’est pas d’en savoir plus mais de goûter les choses intérieurement (ES 2). En ce sens, que nous apportent les paraboles de ce dimanche? Que nous révèlent-elles sur l’action du Royaume dans chacune de nos vies?
«Il en est du Royaume des Cieux comme d’un homme qui a semé du bon grain dans son champ. Or, son ennemi est venu, il a semé à son tour l’ivraie, au beau milieu du blé et il s’en est allé». Là où le Royaume est à l’œuvre, le démon pointe son nez et entre en action. N’oublions pas qu’il y a plusieurs modes opératoires du démon selon toujours Ignace de Loyola: la séduction «sub specie boni, la désolation, caractérisée par «obscurité de l’âme, trouble en elle, excitation aux choses basses et terre à terre, inquiétude de diverses agitations et tentations qui portent à la défiance, la laisse sans espérance, sans amour, se trouvant toute paresseuse, tiède, triste, dans la confusion, et comme séparée de son Créateur et Seigneur, le secret pour qu’on lui laisse les mains libres pour semer l’ivraie dans notre champ pendant que les gens dorment. La parabole nous montre qu’il entre alors en action à deux niveaux. Tout d’abord, directement. Il sème de l’ivraie au milieu du bon grain et crée la confusion entre ce qui est bon et ce qui est mauvais. Face à cette situation de confusion, les directives de Jésus sont claires: «Laissez-les pousser ensemble, de peur qu’en enlevant l’ivraie vous n’arrachiez le bon grain».
Le bon grain et l’ivraie en herbe se ressemblent tellement que nous risquerions de nous méprendre: ce qui apparaît comme de l’ivraie dans les premiers signes de sa manifestation, pourrait bien porter du bon fruit au terme de sa croissance. Jésus nous met ainsi en garde contre la deuxième manière dont le démon peut nous tenter après avoir jeté la confusion entre le bon grain et l’ivraie. Induire dans notre cœur l’illusion de croire que nous pouvons nous-mêmes, à la lumière de notre propre intelligence, discerner de façon définitive ce qui est bon de ce qui est mauvais, c’est-à-dire que nous pouvons être juges de nos frères et sœurs et de nous-mêmes, que nous pouvons être juges de la moisson, c’est-à-dire de l’œuvre de Dieu dans les cœurs, autrement dit, que nous pouvons juger Dieu puisque entre Dieu et son œuvre c’est un tout.
En fait, le véritable piège est de prétendre juger du bien et du mal de notre point de vue purement humain, c’est-à-dire d’une façon définitive à un instant donné, sans rémission aucune, enfermant l’autre ou soi-même dans sa faute sans possibilité aucune de changer. En tant que chrétiens, nous n’avons aucunement l’autorité de prononcer le jugement final sur quelqu’un d’autre, car nos sentences sont souvent injustes et faussées par nos préjugés et nos partis-pris. Nous nous laissons facilement influencer par les médias et par les majorités: «C’est dans les réseaux sociaux!» Autrement dit, en faisant l’impasse totale sur la miséricorde divine qui agit dans la durée et n’enferme jamais personne dans les actes qu’il a posés à un moment donné de sa vie. La divine patience est sans conteste un des aspects les plus déconcertants de la miséricorde: «Ta force est l’origine de ta justice, et ta domination sur toute chose te rend patient envers toute chose. […] Toi Seigneur, qui disposes de la force, tu juges avec indulgence, tu nous gouvernes avec beaucoup de ménagement, car tu n’as qu’à vouloir pour exercer ta puissance» (1ère lecture). Le Seigneur croit en nous, il espère en nous: «Par ton exemple, tu as enseigné à ton peuple que le juste doit être humain, et tu as pénétré tes fils d’une belle espérance: à ceux qui ont péché, tu accordes la conversion» (1ère lecture).
Dieu nous aime non pas malgré notre malice et notre aveuglement, mais à cause d’eux, c’est-à-dire: en proportion de notre misère. Le Règne de Dieu possède une force extraordinaire qui peut nous transformer de fond en comble. Le Seigneur ne condamne pas les pécheurs, ne les juge pas mais les accueille et mange avec eux: «Dieu n’a pas envoyé son fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui». (Jean 3, 17). L’évangile de ce dimanche veut nous délivrer de nos préjugés et de nos sectarismes, de nos jugements trop sévères et trop hâtifs envers les autres. Dieu n’a jamais voulu une Eglise de «purs», mais une assemblée de gens fragiles qui tombent et se relèvent, qui se repentent et sont pardonnés.
Dieu seul connaît le fond des «cœurs.» Le Christ nous dit aujourd’hui: ne vous laissez pas piéger par «ce que pensent tout le monde, attention aux jugements hâtifs». Avant de juger, laissez entrer dans vos raisonnements les critères évangéliques. Et avant d’être intolérants envers les autres, soyez critiques envers vous-mêmes. C’est la parabole de la paille dans l’œil de l’autre et la poutre dans le nôtre. Si nous avons envie de juger, commençons par nous-mêmes. Cela calmera nos ardeurs de justiciers vindicatifs et arrogants. «Ne jugez pas, afin de n’être pas jugés; car du jugement dont vous jugez on vous jugera, et de la mesure dont vous mesurez on vous mesurera».

Saturnin Cloud BITEMO, SJ