Mammifères, reptiles, volatiles, etc. Dans la forêt du Mayombe, la machine à production du gibier tourne à plein régime depuis la mise en service en 2011 de la route nationale n°1 (RN°1). Mais une viande chassée en toute illégalité… Et à la barbe même des institutions de protection de la faune sauvage. Immersion.

Deux hameaux distants l’un de l’autre de quelque quatre kilomètres. Nous sommes dans les environs du village Les Saras, en plein cœur de la luxuriante forêt du Mayombe dans la région du Kouilou, à quelque 90 kilomètres à l’Est de Pointe-Noire, capitale économique du Congo.
Si Les Saras doit sa célébrité à sa production bananière, les deux hameaux constituent désormais le «grand marché de la viande». Athérures africains ou porcs-épics, pangolins, céphalophes bleus (couramment appelés gazelles), céphalophes à bande dorsale noire ou antilopes rouges, oiseaux rapaces, iguanes,… Fraîche, fumée ou vivante, ici, aucune espèce ne manque à l’appel sur les claies érigées à la lisière de la chaussée de la Route nationale numéro 1.
Depuis la mise en service de la RN1 en 2011, le Mayombe attire chasseurs, commerçants, restaurateurs, bref tous ceux qui font partie de la chaîne des valeurs du secteur viande de chasse. «J’ai été mécanicien. Mais l’activité ne rapportait pas grand-chose. C’est pourquoi je me suis installé ici», reconnaît Ange, l’un des grands commerçants de viande dans la zone.
«Chaque week-end, je viens m’approvisionner en viande bio ici», se félicite Anicet, consommateur. «Les surgelés et les congelés nous rendent tellement malades qu’on est obligé de venir ici. C’est la viande bio», ajoute l’agent de la Force publique qui semble ignorer que ces animaux sont eux aussi des vecteurs de maladies.
C’est mieux que la mécanique
«Par le passé, la viande pourrissait, parce que la zone était difficilement accessible par véhicule, en raison du délabrement de la voie. C’est le client qui imposait les prix. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, car en raison de la fluidité du trafic (en moyenne 3 000 véhicules par jour, selon les chiffres des sociétés concessionnaires), nos produits ne peuvent plus chômer. Grâce à la RN1, notre viande trouve toujours preneur», explique Stéphane, un autre commerçant.
«Je suis du Niari (région voisine du Kouilou, NDLR), à plus de 300 kilomètres d’ici. Les routes n’étant pas en bon état chez nous, la viande pourrit et les commerçants profitent pour nous flouer. Il a fallu que je m’installe ici», reconnaît Jean Pierre, un chasseur.
Si hier, un céphalophe bleu se vendait à 3000 francs CFA (4,59 dollars), aujourd’hui, il faut au moins 10 000 francs CFA (15,30 dollars) pour se procurer un spécimen adulte. Même prix pratiqué pour l’athérure africain. Le coût du céphalophe à bande dorsale noire varie entre 20 000 et 40 000 francs CFA, contre 10 à 15 000 francs CFA par le passé.
C’est dire jusqu’à quel point cette activité rapporte. Au point que Stéphane a dû abandonner la mécanique auto. «Ce que je gagne? C’est un secret. Mais je gagne quand même mieux que dans la mécanique», explique encore le quadragénaire, tout en reprochant au reporter de trop poser des questions. «Je finis d’écailler ton pangolin et tu files d’ici», s’exclame un collaborateur de Stéphane.

Les Eaux et forêts nous préviennent de leurs descentes

Ici, en effet, il est interdit de faire des photos, ni des selfies. «Ne fais pas de photos, ni de selfies. On ne sait pas où est-ce que tu emmèneras nos photos, car ça peut nous causer des ennuis. Et si tu insistes, je peux finir avec toi», lance-t-il, en achevant un jeune pangolin d’un violent coup de couperet sur la tête. De quoi effrayer même le reporter.
«Ces commerçants et ces chasseurs savent qu’ils sont dans l’illégalité. Ils craignent que tu les dénonces. Finir avec toi veut tout dire, même t’agresser», explique notre fixeur. Au Congo, la chasse est règlementée par une série de textes dont la loi n° 3772 du 12 août 1972 fixant les périodes de chasse en République du Congo.
Le texte indique que la chasse sportive est fermée du 1er novembre au 1er mai. Et même pendant la période d’ouverture de la chasse, il faut disposer d’un permis de chasse délivré par le ministère de l’Economie forestière, comme recommande l’article 7 de la loi n° 48/83 du 21 avril 1983 définissant les conditions de la conservation et de l’exploitation de la faune sauvage au Congo. Et les peines sont lourdes.
L’article 61 de la loi n° 48/83, par exemple, prévoit des peines d’emprisonnement et de fortes amendes d’au moins 5 millions de francs CFA pour des infractions et/ou délits tels que la chasse hors de la zone du permis, la chasse sans permis et l’abattage des animaux protégés.
L’article 65 stipule: «Lorsque le délinquant est agent de l’administration des Eaux et Forêts ou des forces de l’ordre, la peine sera aggravée».
Mais des lois presque ignorées, sinon violées expressément. «Députés, ministres, sénateurs, généraux, hauts-fonctionnaires des Eaux et forêts, tous ces responsables s’arrêtent ici pour acheter la viande de chasse. Donc, ce n’est pas toi qui changeras ce pays», poursuit Stéphane.
L’administration forestière s’est abstenue de se prononcer sur la question, sans évoquer la moindre raison. Toutefois, des témoignages sur le terrain indiquent que c’est une affaire de copinage entre les Eaux et forêts et toutes les personnes partie prenante de la chaîne des valeurs de la viande de chasse.
«Ce sont les Eaux et forêts eux-mêmes qui nous préviennent de leurs descentes. Nous quittons les lieux avant leur arrivée. En contrepartie, nous leur donnons 1000 francs CFA par bête. Voilà pourquoi, on ne nous attrape jamais», révèle un commerçant de l’autre hameau.
Plus de 200 bêtes abattues par jour
Si on ne les attrape jamais, ils savent tout de même que ce business n’est pas sans conséquences néfastes sur l’avenir de la faune du Mayombe. «Comme vous constatez, rien qu’ici, chaque jour, il y a plus de deux cents bêtes exposées. Multipliez cela par trente jours, multipliez par 365 jours et tirez vous-même les conclusions. Oui, la faune du Mayombe pourrait disparaître un jour», redoute Albert, l’ami du fixeur.
Et pourtant, des signes avant-coureurs sont déjà visibles. «Entre 2012 et 2015, c’était une zone très giboyeuse. Il suffisait de marcher sur à peine trois cents mètres pour que tu rencontres une bête. Mais aujourd’hui, il faut parcourir près de cinq, voire sept kilomètres. Et avec ces ronronnements des scieurs artisanaux, ces vrombissements des véhicules, les animaux s’éloignent progressivement vers l’enclave angolaise du Cabinda ou s’enfoncent très loin vers des forêts frontalières du Gabon», reconnaît Lucien, natif du village voisin de Doumanga.
Cette hyperactivité cynégétique constitue, aux côtés du sciage artisanal illégal, une autre menace et pas des moindres, qui pèse sur le Mayombe. D’où l’impérieuse nécessité de mettre en place des mécanismes efficaces d’application des lois relatives à la faune et de mise en œuvre des activités alternatives à l’effet de détourner les populations des activités de chasse illégale.

John NDINGA-NGOMA

Cet article a été réalisé avec le soutien du Rainforest Journalism Fund, en partenariat avec Pulitzer Center