Ce nouveau roman de Jean Aimé Dibakana Mankessi nous replonge dans le contexte politique du Congo des années 60: la chute de la première République (1960-1963), l’avènement du Mouvement national de la révolution (MNR), l’ouverture vers les pays du bloc socialiste, la militarisation de la jeunesse, l’évasion du Président Fulbert Youlou et son refuge à Léopoldville, etc. Un contexte politique sur fond de guerre froide marqué par des spasmes de violence, qui atteindront un point paroxystique avec les assassinats en février 1965 du procureur de la République, Lazare Matsocota, du président de la Cour suprême, Joseph Pouabou, et du directeur de l’Agence congolaise d’information, Anselme Massouéme.

C’est de cette violence politique, dont Dibakana Mankessi auteur notamment de ‘’101 personnalités qui ont marqué les 50 ans (1960-2010) du Congo Brazzaville’’ (Editions Di-M Consulting, 2012), tente de nous entretenir dans son roman qui s’inspire en partie de faits réels.
Emblème resté gravé dans l’imaginaire collectif: Makala. L’auteur se livre à une description de ce lieu sis à l’entrée de l’OMS, qui servit durant un certain temps de centre de détention sous la deuxième République (1963-68). Ce n’était certes pas un lieu de villégiature comme on peut s’en douter, mais il s’avère exagéré cependant d’affirmer à propos de Makala, comme le fait un des protagonistes du roman: «Plein de prisonniers meurent dans ces lieux, surtout à Makala» Aucune étude crédible sur l’expérience politique d’août 63, connue du grand public, n’a jamais étayé une telle affirmation.
Par contre et sans tomber dans le stéréotype facile, Ibogo, un chef de la Défense civile, la branche armée de la Jeunesse du mouvement national de la révolution (JMNR), un jeune homme intelligent et plein d’énergie, incarne bien le climat de violence du régime issu des journées d’août 1963 et les dérives souvent scabreuses qui en découlèrent.
Une fin d’après-midi, il fait enlever sur la voie publique, Koussou, son ancien professeur de droit à l’université, puis le fourre dans un véhicule qui prend la direction de Moukondzi Ngouaka. Parvenu à destination, le pauvre Koussou est emmené les yeux bandés et les mains menottées au cœur d’une forêt pour y subir un interrogatoire. Motif de l’opération: Ibogo veut que son ancien professeur lui dise où et comment retrouver dans Brazzaville la belle Massolo – celle-ci a été l’amante des deux hommes – qui s’est évanouie dans la nature. Mais l’interrogatoire tourne au vinaigre, car sans l’avoir vraiment prémédité, Ibogo dans un accès de colère, assène à sa victime à l’aide de sa kalachnikov un violent coup qui l’expédie ad patres.
Devenu au fil du temps une véritable machine à torturer et à assassiner les présumés opposants au régime, Ibogo connaîtra lui-même une fin tragique: son corps criblé de balles sera retrouvé un bon jour dans les environs de la Tsiemé.
Au cœur de cette fiction politique se tient l’énigmatique Dr Kaya, un psychanalyste – le seul de la ville de Brazzaville – qui tient le journal de ses entretiens avec les clients passant sur son divan et parmi lesquels figurent des expatriés de la métropole, des hauts personnages du monde de la politique et du clergé, des écrivains, des personnages interlopes liés au mercenariat et autres catégories de patients. Le cabinet de consultation du Dr Kaya ne désemplit pas et les clients viennent d’horizons sociaux et professionnels si divers, qu’il va bien vite attirer l’attention des services de renseignements, qui le placent sous écoute. Car rien ne doit échapper à l’appareil dirigeant qui régente la vie de la nation.
Un client du Dr Kaya retient particulièrement l’attention du lecteur, vu que son apparition dans la trame narrative est pour le moins surprenante. Il s’agit d’Angwalima, le célèbre voleur de Léopoldville qui a tant marqué l’imaginaire des gens de la génération des années 60. Le Dr Kaya note dans son journal du 3 février 1965 ces propos d’Angwalima tenus sur le divan :
«… Je vole depuis que je suis tout petit. Je vole tout. Sans motif précis. Mais attention: je ne fais que voler, je n’ai jamais fait de mal à personne … les gens que je vole, ils ont assez de blé, eux. Je ne vole que ces gens-là, ceux qui ont un si gros tas de fric qu’ils ne savent même plus quoi en faire.» Et Angwalima de révéler qu’il est souvent consulté pour dérober des fétiches, des gris-gris… appartenant à des «gens compliqués». Les gens compliqués précise Angwalima, «Ce sont les gens puissants qui sont assistés par les pouvoirs de leurs fétiches…Ils ne vivent pas seuls comme leur apparence tend à le faire croire. Ces gens sont assistés par des puissances contenues dans les fétiches qu’ils possèdent.» On voit bien ici ce que vient faire Angwalima dans le journal du Dr Kaya; on fait recours à lui – il ne faut pas oublier que dans l’imaginaire populaire de l’époque, l’homme était censé posséder des pouvoirs magiques qui le rendaient quasiment insaisissable au moment de ses maraudages – pour voler à autrui, entre autres objets, des fétiches apportant protection contre les puissances néfastes du «monde invisible», influence et réussite dans les projets entrepris. Par-là, l’auteur vient nous rappeler à l’aide d’un subtile tour d’esprit, que la prégnance de la pensée magico-fétichiste reste vivace dans la vie nationale de nos pays, et qu’elle affecte toutes les couches de la société, y compris celles de l’élite.
Une autre célébrité qui fait la traversée du fleuve Congo tous les mardis du mois vers le psychanalyste, ne saurait laisser indifférent: Luambo Makiadi alias Franco, la figure de proue du mythique orchestre Ok Jazz. Lors d’une séance d’analyse chez le Dr Kaya, Luambo parle de sa mère puis en vient soudain à chanter en lingala une composition, où il est question d’une amante infidèle, dont voici un extrait traduit en français:
« … Pousse-toi donc que je m’endorme
Je suis fatigué d’avoir trop attendu
Hélène, tu es une mauvaise fille
Hélène, mon lit n’est pas le tien
Je te laisse t’y coucher ce soir
Mais demain aux aurores tu dois t’en aller
Hélène, ne salit pas mes draps en toussant dessus
Hélène porte un caleçon troué
Hélène a des fesses gigantesques qui prennent toute la place dans mon lit … »
Ce florilège de mots quelque peu scabreux: un témoignage de la présumée misogynie de Franco?
Le psychanalyste de Brazzaville, un roman vif et passionnant.

Jean José MABOUNGOU