J’ai lu avec un indéniable intérêt l’article de mon aîné Lecas Atondi-Monmondjo paru dans La Semaine Africaine du 13 avril 2021, et voudrais user de mon droit de réponse pour formuler les remarques qui vont suivre.

Atondi-Monmondjo nous rappelle à juste titre, qu’avant la guerre civile de 1959, des troubles avaient éclaté au cours de l’élection législative de janvier 1956, mais à un degré moindre que les évènements de février 59: Félix Tchicaya, le député sortant avait été réélu à l’Assemblée nationale française, face à ses deux concurrents, Jacques Opangault et Fulbert Youlou. «Les émeutes éclatèrent, écrit Atondi-Monmondjo, surtout les partisans de l’abbé fraichement engagé dans la politique contre l’avis de son archevêque, estimèrent que leur champion s’était fait voler la victoire, suite au complot de l’évêque et de l’administration coloniale. Il y eut trois morts, avec des destructions d’habitations surtout à Bacongo. Les prêtres de la paroisse Notre Dame du Rosaire, les pères David et Rameaux, furent malmenés, blessés. La paroisse et le presbytère furent pillés. Dix personnes furent déférées devant la Cour criminelle et près de 300 individus partisans de l’abbé furent mis aux arrêts.» Tout cela est bien vrai, mais Atondi-Monmondjo ne mentionne pas le fait que si les partisans de l’abbé commirent des actes de violence à l’endroit de personnes qui n’avaient pas voté Youlou (passage à tabac, pillages de biens privés, incendies d’habitations, etc.), les partisans d’Opangault, eux aussi, s’adonnèrent à des actes répréhensibles vis-à-vis de ceux qui ne s’étaient pas prononcés en faveur de leur leader.
Mais venons-en, à présent, aux évènements de février 1959 à proprement parler. Dans l’ensemble, j’adhère à l’exposé que nous fait Atondi-Monmondjo des causes qui ont conduit au conflit de 59. Il y a deux choses que je retiendrai de son article : d’abord, la guerre civile de 59 fut révélatrice de la fragilité de l’édifice national hérité de la colonisation ; cette guerre venait nous rappeler que la tâche de la construction nationale, au Congo comme ailleurs en Afrique, était une priorité politique. Ensuite, février 59 a causé dans la conscience collective, un traumatisme que les Congolais qui ont vécu les évènements ou qui sont nés peu après leur survenue, ne sont pas encore parvenus à surmonter. Pour emprunter au langage de la psychanalyse d’aujourd’hui, on dira que le processus de résilience poursuit son cours dans la conscience collective.
Cela dit, l’on doit s’efforcer de demeurer prudent lorsqu’on évoque la question de février 59 dans une discussion, comme le fait Atondi-Monmondjo à propos des évènements de décembre 1998. Les nsilulu de Frédéric Bintsamou, ainsi qu’on le sait, entrèrent dans les quartiers Sud de Brazzaville en décembre 1998, et d’après ce que nous dit Atondi-Monmondjo, ils déclarèrent à la population ce qui suit : « Libérez les deux arrondissements et passez au-delà du Djoué, en laissant le champ libre à vos libérateurs. Nous n’avons besoin que de trois jours seulement pour battre à plates coutures ces combattants du Nord (les éléments de la Force publique, c’est nous qui précisons) comme lors de la guerre de 1959. » Je ne mets nullement en doute les propos qui nous sont rapportés, car dans un contexte de troubles exacerbés, l’expérience nous enseigne qu’on peut tout entendre, le vraisemblable comme l’invraisemblable, le vrai comme le faux, le fait vécu raconté avec rigueur ou maquillé avec habileté. Dans les couloirs dressés en décembre 98, à l’initiative du gouvernement, pour permettre aux habitants des quartiers Sud de Brazzaville de rejoindre les zones en paix de la capitale, n’a-t-on pas entendu, par exemple, des éléments de la Force publique lancer à la cantonade, à l’endroit des déplacés: «Bino Bakongo bozonga na Rwanda, mboka na bino.» Il ne s’agit nullement dans ces lignes de remuer les braises de la violence ou de jeter à la figure d’un contradicteur des arguments de controverse, mais de rappeler des faits tangibles tels que les Congolais les ont vécus.
Force est d’admettre que les évènements de décembre 98 comportent des zones d’ombre, que l’article d’Atondi-Monmondjo passe sous silence: les nsilulu entrèrent dans les quartiers Sud de la ville, puis s’évanouirent aussi vite qu’ils étaient apparus, sans avoir eu à livrer le moindre combat, avec les conséquences que nous connaissons : opérations de ratissage des quartiers Sud, exécutions sommaires, pillages, exode des habitants vers les régions du Sud-Congo et les quartiers de l’hémisphère nord de la capitale puis peu après, montée d’un conflit armé dans le Pool. Tous ceux qui ont suivi les évènements de décembre 1998, savent pertinemment que les nsilulu ne disposaient pas des ressources militaires leur permettant d’affronter la Force publique. Aujourd’hui Frédéric Bintsamou, propriétaire de gros 4×4 de luxe mène ses affaires commerciales sans être inquiété outre mesure, alors que la soit disant rébellion des nsilulu a entraîné des milliers de morts et d’importantes destructions de biens familiaux.
Certaines affirmations de l’article d’Atondi-Monmondjo sont de nature à induire en erreur les générations qui n’ont pas vécu la période de la décolonisation, comme celle-ci par exemple: «Le Premier ministre (Youlou, c’est nous qui précisons) … choisit de mettre en stage des fonctionnaires strictement Kongo par l’arrêté 580 du 4 mars 1959. Ce furent Paul Boanga, François Makosso Costode, Roger Bitsindou, Michel Bindi, Prospère Samba, Pierre Nkounkou, Alphonse Bayonne. Hilaire Bountsana fut copté parce que Téké de Brazzaville assimilé aux Laris, alors qu’il était d’Itatolo. » Ces stagiaires ont probablement été envoyés en France au même moment, ce qui ne veut pas dire pour autant que tous les fonctionnaires bénéficiaires de séjour de formation en France ou ailleurs à l’étranger, du temps de Youlou, étaient des ressortissants du Sud-Congo. Nombre de cadres de l’administration et de l’armée des années d’indépendance, ont été formés à l’étranger (France, Israël, Etats-Unis, etc.) sous la présidence Fulbert Youlou. Il suffit, pour s’en convaincre, de prendre la peine de consulter les journaux officiels des années 60.
Mais revenons à la thèse centrale de l’article : le conflit de février 1959 a profondément marqué la mémoire collective, au point d’entretenir au plan politique la rivalité Nord-Sud. Ce que pense Atondi-Monmondjo est juste, à condition toutefois d’ajouter ce qui suit : dans un contexte politique où l’ethnocentrisme est instrumentalisé à des fins politiques de conquête et de conservation du pouvoir, la rivalité Nord-Sud ou tout autre type de rivalité intercommunautaire ne peut être que vivace. En d’autres mots, l’antagonisme Nord-Sud n’est pas une fatalité en soi, et l’histoire récente de notre pays est là pour nous le démontrer : durant la guerre de 1997, une bonne partie de la population des quartiers Sud et Nord de Brazzaville, toutes ethnies confondues, s’était réfugiée à Bacongo et Makélékélé et avait cohabité avec les habitants de ces quartiers dans la paix et la fraternité. Plus près de nous, durant le scrutin présidentiel de 2016, des voix du Sud se portèrent sur le général Jean-Marie Michel Moukoko, ce qui prouve bien que le clivage Nord-Sud est à relativiser.
Des voix aujourd’hui s’élèvent pour réclamer la séparation du Pool, et par conséquent des régions du Sud d’avec le Nord-Congo, ainsi que l’écrit Atondi-Monmondjo dans son texte. On aurait tort de mettre sur le compte d’une quelconque supputation alarmiste, ce que nous dit l’auteur qui est un observateur expérimenté de la vie politique congolaise. Disons-le sans avoir peur des mots : le processus de construction nationale est mal en point et les déclarations officielles lénifiantes sur l’unité nationale n’y changent rien, comme le souligne Atondi-Monmondjo dans son texte.
Comment expliquer le discours séparatiste qui prend racine dans l’esprit d’une partie de la population, un discours qui, il y a quelques décennies encore, était tout à fait inimaginable au Congo. Avant d’essayer d’apporter une esquisse d’explication dans le cadre bien étroit de cet article, je dois préciser que je compte parmi les citoyens de ce pays qui pensent que le séparatisme ne résoudra rien pour les populations, qu’elles soient du Nord ou du Sud. Cela dit, comment expliquer l’idée séparatiste. Pour ce qui est du Pool, et sur ce point l’on ne saurait contredire Atondi-Monmondjo, les violences armées avec leurs conséquences dévastatrices sur la vie quotidienne des populations et la psychologie de celles-ci, ont fait le lit du sentiment séparatiste. Le département du Pool sort fortement appauvri de la guerre, comme le serait n’importe quelle entité territoriale et humaine ayant subi des années durant, la loi implacable et aveugle des armes. C’est pourquoi l’idée d’une sorte de plan Marshall pour aider à la reconstruction du Pool, est une revendication légitime.
Un dernier mot pour finir : le Congo s’est engagé lors de la Conférence nationale souveraine de 1991, dans la démocratie pluraliste, c’est-à-dire un régime institutionnel fondé sur le principe de l’alternance politique. Or, dès lors que les règles du jeu démocratique sont faussées, en d’autres termes, dès lors que l’alternance politique ne fonctionne pas comme il se devrait, cela ne peut conduire qu’à des crises de légitimité politique.

Jean José
MABOUNGOU