A mon arrivée à l’Université Marien Ngouabi de Brazzaville (Congo) en novembre 1977, juste après avoir soutenu en octobre ma Thèse de Troisième Cycle à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales à Paris, je trouvai un Département d’Histoire très fracturé et où les conflits étaient plutôt violents. Dominique NGOIE-NGALLA avait passé des mois très difficiles à la tête du Département perturbé par l’«impérialisme intellectuel» d’un Professeur Français dont l’action dans la recherche historique congolaise était adulée par les uns, honnie par les autres.

Au milieu de ces luttes interclaniques, Dominique avait beaucoup souffert psychologiquement autant qu’intellectuellement et j’en pris conscience rapidement lorsque, quelque temps après mes débuts à Brazzaville, il me fit remarquer, bon observateur, qu’il appréciait mon indépendance d’esprit et ma modestie. Dès lors nos relations devinrent très amicales. Je lui témoignais tout mon respect et mon entière confiance quelques mois plus tard lorsque, dans un contexte politique délicat, une réunion du Département d’histoire fut convoquée par le Doyen de la Faculté des Lettres en vue de l’élection d’un nouveau Chef de Département, le précédent ayant été écarté. Je me permis au cours de cette assemblée, où siégeaient plusieurs collègues occupant des postes politiques et administratifs très importants, de proclamer ma totale confiance en Dominique et d’exprimer l’idée qu’il était certainement, compte tenu de son envergure intellectuelle et culturelle, l’homme qui convenait le mieux à la direction de cette instance. De nombreux collègues et le Doyen luimême reprirent mon idée mais déclarèrent que le contexte exigeait une administration rigoureuse et une autorité sans faille du Département, et par conséquent, l’élection d’un homme ayant ces qualités-là. Malgré tout, mon intervention surprit et réconforta beaucoup Dominique qui m’en sut gré tout au long de mon séjour de douze année à Brazzaville, ainsi que le montrent les dédicaces qu’il rédigea à mon intention sur les nombreuses publications littéraires et historiques que j’ai gardées de lui et sur lesquelles je voudrais dire quelques mots. Je commencerai en mettant en exergue les aspects que j’ai toujours observés et préférés dans la personnalité de Dominique NGOIE-NGALLA, chaque fois qu’il s’exprimait, par écrit, mais aussi par oral, dans les cours, les conférences orales ou les débats auxquels il participait. J’en relève deux essentiels, la modestie d’abord, l’humour ensuite, deux qualités associées à une connaissance raffinée des sociétés et des civilisations de l’Afrique ancienne, mais aussi à l’immense culture de l’universitaire formé aux langues anciennes de la civilisation européenne, le grec et surtout le latin, qui n’avait aucun secret pour lui. Ainsi, dans son ouvrage «Les Kongos de la vallée du Niari» publié par les Presses universitaires de Brazzaville en 1981 (avant-propos, p. VI),il écrit: «Tentant en si peu de pages une 2 présentation qui embrasse tant de groupes et de terroirs…, même avec le concours des diverses formes de la recherche historique, je m’oblige à consentir à d’énormes sacrifices… Ce n’est qu’un schéma, et comme le projet, tout simplement, d’une grande construction». Une telle modestie est suffisamment rare pour être soulignée. Elle n’empêche nullement la défense des idées et l’affirmation de la vérité, mais alors l’humour y est associé. Ainsi à propos de l’opposition souvent développée entre l’écriture et l’oralité et donc entre deux types de cultures et d’activités intellectuelles, Dominique écrit dans un article intitulé «Les Kongos du Niari aux Temps Précoloniaux. Aspects de l’activité intellectuelle: Arts et Lettres» (Cahiers Congolais d’anthropologie et d’histoire, Tome 4, Brazzaville, 1979, pp. 40-41): «Les mécanismes du monde moderne nous ont habitués à entendre par là (l’activité intellectuelle) et, d’emblée, l’univers de l’écriture et du livre. Dans ce cas, parler d’activité intellectuelle chez les peuples sans écriture a tout l’air d’une boutade ou d’une mauvaise plaisanterie. Il n’en est rien. Simple question de terminologie… Les différentes écritures trouvées au Royaume de Kongo, au Cameroun, au Libéria, pourraient bien confirmer nos affirmations: absence d’écriture non par incapacité d’en inventer, mais par refus délibéré et sage d’en vulgariser la connaissance dangereuse. Ces Noirs auraient-ils donc lu le conseil de ce cynique du IIIè siècle avant J.C., qui recommandait de ne pas apprendre à lire de peur d’apprendre la sottise d’autrui? L’élaboration intellectuelle est ici polymorphe et son expression prend des directions variées: religieux, «littéraire», artistique, philosophique, scientifique, pratiquant les uns sur les autres l’ouverture la plus grande». Cet extrait conduit celui qui doutait à considérer les civilisations «à tradition orale» sur un pied d’égalité avec les civilisations de l’écriture qui, du reste, ont attendu des siècles avant d’enseigner celle-ci à la plus grande majorité des hommes. Mon intérêt personnel pour l’histoire orale m’a amené à rédiger plusieurs articles sur le sujet et notamment sur les mythes monzombo relatifs au Pygmée, le «héros civilisateur». Dominique écrivit en 1988 à ce sujet, une «Lettre d’un Pygmée à un Bantou», texte signé par «AKA de PYGMIDIE» (AKA est le nom des Pygmées). Il dénonçait dans ce texte de nombreux préjugés relatifs à ces êtres humains et considère qu’ils sont tout simplement des hommes comme les autres. Cependant, dans cette «Lettre d’un Pygmée à un Bantou», Dominique va au-delà de la critique des idées reçues à propos des Pygmées. Il se glisse dans l’esprit du pygmée auteur de la lettre pour exprimer à tous les africains ce qu’il pense de leur histoire récente et de leurs propres relations avec les anciens colonisateurs: «Les malheurs de nos sociétés, écrit-il (p. 26), n’ont pas leur origine dans la métaphysique; il est possible de trouver des solutions. A une condition: accepter de vous assurer comme histoire et culture, devenir responsable…»? C’était en 1988 quelques mois avant le début du bouleversement géophysique et politique du monde issu de la deuxième guerre mondiale que suivit l’éclatement de l’URSS et toucha tous les continents. D’autres thèmes de réflexion que nous avons partagés nous ont souvent réunis. Je citerai notamment celui de l’«Imaginaire au Congo», dans le cadre d’un groupe de recherches créé en 1983 par Arlette et Roger CHEMAIN que nous avons continué d’animer avec Abel KOUVOUAMA sous l’appellation «Groupe de Recherches sur l’Imaginaire du 3 Laboratoire d’Anthropologie» (GRILAN), après leur rentrée en France en 1985. En particulier fut menée à bien une vaste enquête sur «la peinture publicitaire» dans les différents quartiers de Brazzaville qui se concrétisa, outre dans les exposés et articles, par une Exposition-Photos1 à la Faculté des Lettres et un colloque du groupe de recherches auquel participa volontiers Dominique. Dans une autre œuvre remarquée de Dominique NGOIE-NGALLA, «La Geste de N’GOM-MBIMA», nous pénétrons dans le domaine auquel Dominique était particulièrement attaché, celui de la littérature proprement dite. Théophile OBENGA l’affirme d’emblée dans sa Préface: «D. NGOIE-NGALLA crée un espace littéraire original en contre-héros, en historien épique et en poète de l’histoire, d’un même mouvement jailli des profondeurs de la vie» (Juillet 1981). Mais en littérature, NGOIE-NGALLA fut surtout un poète. «Un poète jeune, une poésie majeure» écrit François LUMWAMU en préface du recueil de poèmes «Nocturnes» (années 1980, mais non daté précisément). Il poursuit «Voici les Nocturnes, méditation de l’auteur qui creuse dans la nuit du temps, et dans la nuit de l’être». Je citerai personnellement «A l’Amie inventée» (p.7): «Vents, vous me ramènerez par le retour de l’automne m’amie Par les sentes de fougère, par les sentes de bruyère. Celle dont la voilure chanta si clair Au verso de mon songe Dans la lumière virginale du ressac de la nuit. Et m’amie, gouverneur du rêve La nature levée en sa robe brodée N’aura d’yeux que pour le flot de la tienne Offerte à la clarté grande du jour de midi» Je terminerai cet hommage par une référence au Professeur NGOIE-NGALLA, à l’enseignant d’Histoire, mais aussi de Latin, une langue que l’on qualifie d’ancienne mais que lui maîtrisait parfaitement, à celui d’entre nous qui, à Bayardelle comme on appelait la Faculté des Lettres dans les années 80 du 20è siècle, était sans doute le plus apprécié, le plus populaire et le plus respecté de tous les enseignants en fonction à l’époque. Voici donc un extrait de la «Lettre à un Etudiant Africain» qu’il publia en 1981 et dans laquelle il imaginait répondre à la lettre d’un Etudiant qui était aussi, écrivait-il, un ami auquel il ne voulait en aucun cas apparaître comme un «directeur d’âme», mais simplement comme un ami. «L’étudiant, bien malgré lui peut-être, est un homme mis à part, un futur conducteur d’hommes, peut-être, vers les sommets, un homme de bien en formation, toujours». Pour lui, l’étudiant est un intellectuel et je cite, «Ce qui caractérise l’intellectuel c’est sa volonté permanente, la capacité de se remettre en cause et non la sûreté niaise… de tenir le bout et.. d’avoir raison». (Lettre à un Etudiant Africain, suivi de La Sonate des derniers Veilleurs, 1 Les photographies furent prises par le photographe Florent MASSOUMA dont le studio était situé au quartier du «Plateaux des Quinze ans» de l’Arrondissement 2 Moungali. 4 Editions MBONDA, 1981). En quelque sorte, c’était là son auto-portrait et ce texte pourrait à mon avis servir de leçon aujourd’hui encore pour beaucoup de ceux que les médias présentent comme des intellectuels. AU REVOIR, Dominique, tu nous as beaucoup appris, beaucoup donné. Ton esprit demeurera au-dessus de nous, à jamais. Hommage et Amitié Pau, ce 23 Novembre 2020 (Celui qui fut ton collègue de 1977 à 1989)

Jean-Michel DELOBEAU

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