Dans le cadre du jubilé marquant les 70 ans du journal La Semaine Africaine (1952-2022), je propose une série d’articles résultant de mes enseignements et recherches universitaires. L’objectif est ici de contextualiser l’apparition de cet organe de presse. En mettant l’accent sur l’imbrication du politique et du religieux, l’analyse anthropologique des débuts de La Semaine de l’AEF éclaire les conditions dans lesquelles ce journal a contribué à la construction d’un nouvel espace public en situation coloniale. Précurseur de la presse chrétienne en Afrique, ce journal catholique illustre en effet les modalités de la pratique démocratique, au regard de la circulation et du respect des opinions contraires au discours officiel de l’administration coloniale de l’époque. Aussi La Semaine de l’AEF s’est-elle imposée comme lieu du débat politique de la période de l’après-guerre, dans l’Afrique équatoriale française.

Premier volet : du pluralisme de l’après-guerre à l’apparition du journal catholique

1. Prémices de la décolonisation
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale s’observa un début de pluralisme politique. De fait, l’ouverture à la décolonisation amorcée par la Conférence de Brazzaville se renforça avec la Constitution de la IVème République de la France métropolitaine qui, en 1946, donna des gages aux colonisés. Ceux-ci acquirent la citoyenneté française. Mais, en pratique, cette prescription constitutionnelle était peu appliquée dans la mesure où Européens et Africains n’avaient ni les mêmes droits, ni les mêmes devoirs. Il en allait de la participation restrictive au vote, qui concernait uniquement les sujets désignés sous le terme de «notables évolués», les chefs administratifs, les personnes titulaires d’une décoration, les anciens combattants, les ministres des cultes, les présidents et assesseurs des tribunaux «indigènes», les fonctionnaires, les agents de l’administration, les commerçants payant leurs patentes, les ouvriers munis d’un carnet de travail.
Il n’en demeure pas moins que cette période vit naître dans la douleur des partis politiques susceptibles de surveillance et de répression face une administration coloniale peu enthousiaste. Premier parti, le PPC (Parti progressiste congolais) fut créé en 1945 et apparenté au PCF (Parti communiste français) jusqu’en 1950. Son fondateur, Jean Félix-Tchicaya (1903-1961), avait acquis la citoyenneté française dès 1938. Premier parlementaire du Moyen-Congo et du Gabon, il fut élu en 1945 à l’Assemblée constituante française. En outre, il était député jusqu’en 1959, et membre influent du Rassemblement démocratique africain (RDA) d’Houphouët Boigny en Côte d’Ivoire, parti dont il fut vice-président.
Au-delà de la relative ouverture pluraliste, l’après-guerre inaugura la participation officielle des Églises dans l’investissement du lieu du pouvoir. C’est dans ce cadre que les missionnaires mirent leur personnel laïc et religieux à la disposition des organes de presse et des partis politiques. L’anticléricalisme de nombre d’administrateurs coloniaux se heurtait ainsi à la volonté de l’Église catholique de participer à la vie politique au travers de la presse.
De toute évidence, les organes de presse fissuraient l’espace public. Certains journaux à vocation économique résultaient de la plume des entrepreneurs et des commerçants français ; ils étaient destinés aux Européens de la colonie avec des articles indifférents au sort des Africains. D’autres périodiques étaient exclusivement consacrés aux nouveaux partis politiques. Le jeu sur les antagonismes permettait alors à l’administration coloniale de limiter l’expression libre et le discours contradictoire. Bien plus, le caractère tranché des lignes éditoriales triait les lecteurs selon leur appartenance identitaire : partisans de la presse pro-coloniale, fidèles des journaux nationalistes, adeptes de la séparation rigide entre Africains et Européens.

2. La Semaine de l’AEF, un journal sans frontières
C’est au milieu de ces tourments que la presse missionnaire s’imposa avec le bimensuel intitulé La Semaine de l’AEF. Le premier exemplaire du journal date du 4 septembre 1952 (le deuxième volet de ma réflexion analysera un article de ce numéro). Fondateur de La Semaine, le Père Jean Le Gall (1919-2015) était un missionnaire spiritain français. Il est entre autres connu pour avoir un peu plus tard collaboré avec le Pape Paul VI comme responsable du service des questions sociales internationales, intervenant auprès des institutions onusiennes (il fut au Vatican, à la Secrétairerie d’État entre 1968 et 1972). Résolument anticolonial, Jean Le Gall avait également côtoyé le leader Patrice Lumumba. Tout porte à croire que ce prêtre breton était un passionné de la liberté des peuples colonisés. Son ardeur missionnaire le conduisait à mettre en œuvre l’enseignement social de l’Église que l’encyclique Rerum Novarum du pape Léon XIII avait entrepris en 1891.
Au-delà du papier, la mise en place de La Semaine annonçait le processus ecclésial d’investissement du lieu du pouvoir postcolonial. Elle affichait des objectifs peu religieux pour s’adresser au plus grand nombre de lecteurs possibles, au point que le dispositif journalistique «pénétrait» des consciences souvent «éloignées» de l’Église. De ce point de vue, la rationalité pastorale s’ouvrait au gouvernement des hommes, comme semble l’exprimer la note circulaire de Monseigneur Biéchy, alors archevêque de Brazzaville :
«Vous avez pu recevoir les dernières semaines le nouveau journal, rédigé par le Secrétariat Social de Brazzaville et dirigé par le père Le Gall. Ce journal est nettement supérieur au petit journal «BRAZZAVILLE». Il est également moins directement religieux et veut être un organe de pénétration de nos lettrés, en général si éloignés de nous […]. Je vous demande de faire diligence auprès des moniteurs de votre Mission pour que le plus grand nombre soit abonné […]. Il serait normal que tous les missionnaires fassent également un effort pour toucher les employés des postes administratifs de leur territoire, les commerçants, les employés de gare» (Circulaire de Mgr Biéchy, Archives de la Congrégation du Saint-Esprit [Chevilly-Larue], dossier 3J3.5.3).
Lettrés peu croyants, moniteurs ou enseignants, employés de l’administration, commerçants, employés de gares : autant de destinataires dont le choix permettait une audience plus large. Le journal ciblait des catégories de personnes considérées comme des relais efficaces de son message «moins directement religieux», d’après l’expression de la hiérarchie ecclésiale. Outre le relais qu’assuraient des types d’abonnés précis, de nombreux catéchistes disséminés à travers tous les territoires de l’AEF favorisaient la diffusion de La Semaine.
À suivre : Deuxième volet, analyse anthropologique du premier numéro de La Semaine.

Fred Olichet BIYELA,
Docteur en anthropologie et enseignant-chercheur à l’Université de Paris (SHS Sorbonne)
fredolichet@yahoo.fr