La question de l’autre ou de l’altérité est au cœur de l’anthropologie, discipline des sciences humaines et sociales aussi appelée ethnologie. De tout temps, en effet, l’Homme s’est méfié des personnes qui lui sont parues différentes, au point de les fabriquer comme « autres ». Cet autre est tantôt valorisé pour sa différence supposée absolue (exotisme), tantôt enfermé dans des préjugés qui le dégradent. Dans quels contextes s’inscrivent ces dynamiques anthropologiques ? Loin de parcourir l’ensemble des processus de production des gens à part, notre réflexion vise à comprendre des attitudes qui relèvent des constructions socio-historiques. Pour ce faire, nous évoquerons d’une part l’universalité du phénomène appelé ethnocentrisme.

D’autre part, nous montrerons l’impact de certains procédés coloniaux dans la persistance de stéréotypes encore observables de nos jours.

1. L’ethnocentrisme, un état d’esprit universel

L’ethnocentrisme peut s’entendre comme une attitude de rejet des valeurs et des pratiques d’une culture donnée. Des normes et des pratiques peuvent ainsi être discriminées, voire remises en cause parce qu’elles diffèrent des nôtres. Il en va des notions de «primitifs» ou de «sauvages» que l’Occident a longtemps appliquées aux sociétés «lointaines». Néanmoins, les sociétés européennes n’ont pas le monopole de l’ethnocentrisme qui concerne l’humanité tout entière. Rien d’aussi révélateur que le mot «bantou», qui se traduit «les gens», ce qui peut sous-entendre une conscience de se savoir plus humain que l’autre. En témoignent plusieurs autres exemples : le terme Inuit (couramment remplacé par le vocable péjoratif d’« Esquimau») signifie lui aussi «les gens», les «humains», les «personnes» en langues inuktitut et groenlandaise (Canada). Le mot «kanak» en langue hawaïenne se traduit «les hommes». Pareil pour les «Roms», les «Aché», etc.
Chaque groupe culturel a donc tendance à se mettre en évidence, au détriment d’autres sociétés jugées moins bonnes, avec des désignations suggestives comme «les mauvais»,
«les méchants», «les singes de terre», «les œufs de poux», etc. L’appellation babi («les mauvais») appliquée aux populations pygmées participe de ce même processus d’ensauvagement de l’autre.
Négation de la diversité culturelle, l’ethnocentrisme refuse la différence et situe l’interlocuteur inconnu du côté de la non-humanité, comme l’illustrent les exhibitions humaines appelées «zoos humains».

2. Les zoos humains, mise en scène de l’altérité

Bien que relativement récente, la notion de «zoos humains» renvoie à des pratiques plus ou moins anciennes. Ce sont surtout des espaces de divertissement au cœur des expositions coloniales aux XIXe et XXe siècles. Précisément, les métropoles européennes (ou nord-américaines) exhibaient des personnes qu’elles ramenaient des colonies pour démontrer l’existence des sauvages et ainsi justifier les empires coloniaux. Il s’agissait d’amadouer l’opinion publique métropolitaine pour qu’elle soutienne une prétendue «mission civilisatrice». Des peuples «primitifs» devenaient alors sujets à la «civilisation» entendue comme un «stade» supérieur de l’«évolution» (nous reviendrons sur l’évolutionnisme dans un autre article). Voici quelques exemples de zoos humains dans l’histoire, parmi tant d’autres :
a/ De 1810 jusqu’à sa mort en 1815, la Sud-africaine Saartjie Baartman (aussi appelée « Vénus hottentote ») fut exhibée en Angleterre, en Hollande et en France, pour sa morphologie estimée hors du commun. Ses restes mortels – considérés comme un spécimen des «primitifs» – ont longtemps été conservés à Paris comme une pièce de musée, jusqu’à l’élection de Nelson Mandela qui a contribué à les rapatrier dans son pays natal où elle a été inhumée en 2002, en présence du Président Thabo Mbeki.
b/ En 1897, l’exposition universelle de Bruxelles-Tervuren avait exhibé 267 Congolais (RDC) comme un échantillon spectaculaire des populations colonisées. Ils furent parqués dans un village reconstitué. L’un après l’autre, sept Congolais moururent en raison de difficiles conditions climatiques, avant d’être rapidement enterrés dans une fosse commune. Ce qui n’empêcha pas la reconstitution d’un autre «village congolais» à Bruxelles lors de l’exposition universelle de 1958.
c/ L’exposition de Chicago (1901) logeait les Africains dans un enclos à côté duquel se trouvait une concession dénommée «Darkness and Dawn» (l’obscurité et l’aube), près d’une habitation présentant un chimpanzé.
d/ Le Congolais Ota Benga, kidnappé dans l’actuelle RDC en 1904, fut emmené aux États-Unis d’Amérique pour y être exposé dans un zoo, à New-York.
Loin d’être anodins, les zoos humains ont favorisé certains préjugés aujourd’hui appliqués aux «descendants» des personnes exhibées. Ce qui nous amène à interroger la réalité d’un ethnocentrisme contemporain que nous appréhendons comme une nouvelle manière de répandre et de perpétuer les idées reçues.

3. Vers un ethnocentrisme contemporain

Nous avons montré comment les zoos humains illustrent la manière dont l’ethnocentrisme peut mettre en scène l’altérité.
Au-delà de cette évidence, ces procédés coloniaux se sont poursuivis par le biais de l’image. Plutôt que d’exhiber des personnes, ce sont dorénavant les dispositifs visuels qui prennent le relais : expositions muséographiques, affiches, bandes dessinées, sketchs, etc. Dans la France des années 1970, l’affiche publicitaire «Y’a bon banania» matérialisait le stéréotype du rire «nègre». Aujourd’hui dans notre monde, les polémiques autour de «Tintin au Congo» résultent du fait que cet album assimile les personnes noires à de grands enfants paresseux, en plus de leur langage caricaturé. Même sans être intentionnels, ces clichés peuvent intéresser des comédiens et des établissements publics qui à leur tour les diffusent et les rendent populaires. En guise d’illustration, voici un extrait du sketch «L’Africain» de Michel Leeb (1983) mis en ligne par l’INA (Institut National de l’Audiovisuel) :
«Je suis Africain, je suis le fils de Bokassa présentement. Et tous les Blancs qui sont ici ont essayé de noircir mon père-là, hi hi hi hi hi […] Je travaille le soir au noir hi hi hi. L’autre jour, je me promenais dans la rue avec mon père, lorsque soudain sous nos yeux exorbités écarquillés apparut une blonde pulpeuse-là, dites donc. Je dis à mon père : ”Alors, on la bouffe tout de suite? – Mais dites donc, imbécile, on l’amène à la maison et on bouffe ta mère”» (https://www.youtube.com/watch?v=c_W21vh1Ds0).
Le même humoriste compare les narines d’un homme noir à des «lunettes de soleil».
Obscénité, cannibalisme, accent exagéré et gestuelle avilissante : ce mélange d’attitudes et de propos grossiers ne choque guère d’innombrables spectateurs et téléspectateurs dans la mesure où il est appliqué à l’autre. De ce point de vue, l’indécence peut devenir relative dès lors qu’elle concerne de prétendus sauvages. C’est ainsi que sur YouTube (plus d’un million de vues à ce jour), la plupart des commentaires les plus récents sur ce sketch continuent à en relativiser le caractère méprisant. Des commentaires parfois nostalgiques d’une époque où l’on pouvait rire de tout.
Pour conclure, l’invention du primitif et du civilisé dépend de la position du locuteur. Plus subtil, l’ethnocentrisme contemporain peut relever de la personne qui recherche chez l’autre une mythique « authenticité culturelle » basée sur des critères subjectifs et prédéfinis. Autrement dit, j’attends des gens à part qu’ils reproduisent un comportement que je leur attribue à l’avance et qu’ils peuvent aussi revendiquer. Il n’en demeure pas moins que l’acteur supposé « primitif » peut lui-même se mettre en scène pour jouer un rôle susceptible de satisfaire les attentes des autres.
Un autre aspect de l’ethnocentrisme contemporain – qui fera l’objet d’un article ultérieur – concerne les notions de «race», de «tribu» et d’«ethnie» qui tendent à substantifier l’altérité : l’autre devient une «essence pure». Les conflits dits «ethniques» dans les sociétés africaines résultent en grande partie de ces conceptions substantialistes que peut éclairer une anthropologie de l’identité.

Fred Olichet BIYELA,
fred.biyela@parisdescartes.fr
Docteur en anthropologie et enseignant-chercheur à l’Université de Paris (Paris Descartes, SHS Sorbonne).