Résumé
La réforme curriculaire en cours au Congo, fondée sur l’approche par situations (APS), s’inscrit dans le prolongement de l’approche par compétences (APC), promue par de nombreuses politiques éducatives en Afrique francophone. Si cette réforme présente des ambitions pédagogiques légitimes – contextualisation des apprentissages, transfert des savoirs, développement de compétences –, elle se heurte à d’importants obstacles : confusions conceptuelles, imprécision du cadre didactique et inadéquation des outils d’évaluation. Cet article propose un regard critique sur les conditions de mise en œuvre de l’APS, en soulignant la nécessité d’un accompagnement théorique, didactique et institutionnel renforcé.
1. Introduction
La République du Congo a récemment engagé une réforme des programmes scolaires, notamment au primaire et au secondaire. À l’instar de plusieurs pays d’Afrique francophone, cette réforme s’appuie sur l’approche par situations (APS), prolongement de l’approche par compétences (APC), elle-même issue d’une réflexion internationale sur les finalités de l’éducation. L’intention est louable : il s’agit de dépasser une logique d’accumulation de savoirs pour former des élèves capables de mobiliser leurs acquis dans des situations concrètes, authentiques, complexes.
Cependant, la transposition de cette approche dans les programmes, les pratiques et les évaluations soulève plusieurs difficultés majeures. Cet article en propose une lecture critique, fondée sur l’analyse de documents pédagogiques récents et sur les retours d’enseignants en exercice.
2. De l’APC à l’APS : genèse et principes
L’APC, telle que développée notamment par Philippe Jonnaert , promeut un apprentissage fondé sur la mobilisation des savoirs en situation. L’élève n’est plus seulement un réceptacle de connaissances ; il devient acteur de ses apprentissages, engagé dans la résolution de problèmes. L’APS pousse cette logique plus loin en structurant les curriculums autour de «situations», conçues comme leviers de développement de compétences.
Cette vision repose sur des présupposés constructivistes et sur la théorie de la cognition située. Elle implique une ingénierie curriculaire articulée autour de situations signifiantes, et non d’objectifs strictement disciplinaires. Les connaissances ne sont plus des fins en soi, mais des ressources à mobiliser pour agir avec pertinence dans le monde.
3. Les limites de la mise en œuvre de l’APS au Congo
3.1. Confusions sur le plan conceptuel
Une première difficulté concerne la réception de cette réforme par les enseignants. Nombre d’entre eux interprètent l’APS comme une rupture radicale avec l’approche par objectifs (PPO), autrefois dominante. Certains pensent qu’il n’est plus nécessaire de définir explicitement les objectifs d’apprentissage dans les préparations de séquence. Or, cette confusion est problématique.
L’examen de fiches pédagogiques actuelles montre que les enseignants se contentent souvent d’indiquer des compétences génériques ou de renvoyer à une page du programme sans explicitation réelle. Par exemple : «Compétence : cf. page 67». Cette pratique empêche une planification rigoureuse des séquences et rend difficile la conception d’activités et d’évaluations cohérentes.
Il est essentiel de rappeler que l’APS ne supprime pas l’exigence d’objectifs opérationnels ; elle les reformule en termes de compétences à mobiliser dans des contextes précis. La situation d’apprentissage, pour être pertinente, doit être guidée par un objectif de compétence clair.
3.2. Le flou autour du concept de «situation»
Autre limite : la faiblesse de la didactisation des situations. Dans les programmes réformés, les «banques de situations» proposées sont souvent très sommaires. Ainsi, on peut lire dans les guides : «Longueur totale des meubles dans une pièce » ou « Nombre total de mètres d’un tissu ».
Ces énoncés, livrés sans analyse ni classification, ne constituent pas des outils pédagogiques exploitables. Ils ne permettent ni de différencier les types de problèmes (additifs, multiplicatifs, etc.), ni de construire des progressions didactiques pertinentes.
Les enseignants congolais, souvent peu formés en didactique disciplinaire, sont laissés seuls face à la tâche complexe de transformer ces suggestions en véritables situations-problèmes. Une typologie structurée des situations et des exemples contextualisés, comme ceux proposés par Gérard Vergnaud , seraient indispensables pour guider leur travail.
3.3. Des outils d’évaluation inadaptés à l’APC
L’APC nécessite également une refonte des méthodes d’évaluation. Si les nouveaux programmes évoquent une double évaluation (savoirs et compétences), les outils concrets manquent. Les enseignants ne disposent ni de protocoles d’évaluation adaptées, ni d’échelles de niveaux de performance.
Par ailleurs, les bulletins scolaires continuent d’indiquer des moyennes par disciplines, sans mention des compétences mobilisées. Or, une évaluation conforme à l’APS devrait mesurer des performances complexes, témoignant de la capacité des élèves à résoudre des situations authentiques, en mobilisant divers savoirs.
En l’absence de réforme parallèle du système d’évaluation, les finalités de l’APS demeurent largement théoriques.
4. Conclusion : vers une mise en œuvre cohérente
La réforme des programmes scolaires au Congo, fondée sur l’APS, poursuit des objectifs pédagogiques ambitieux et pertinents. Mais elle reste fragile tant qu’elle n’est pas accompagnée d’une formation approfondie des enseignants, d’outils didactiques solides et d’un cadre d’évaluation repensé.
Sans ces conditions, le risque est grand que l’APS ne soit réduite à une injonction formelle, générant plus de confusion que d’innovation. Pour que cette réforme porte ses fruits, elle doit s’inscrire dans une démarche systémique, articulant théorie, pratique et accompagnement institutionnel.